Des cours dans une section d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa) à Mayotte en 2015. Photo Constant Formé-Bècherat. Hans Lucas
Dans son livre «les Incasables», Rachid Zerrouki, alias Rachid l’instit sur Twitter, prof en Segpa à Marseille, livre un portrait tendre de ses élèves en échec scolaire et une analyse lucide de l’origine de leurs difficultés.
«C’est toujours ça avec la Segpa, chaque année je me dis que ce sera ma dernière rentrée et puis finalement, je reviens.» Professeur depuis cinq ans dans un collège marseillais, en section d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa), classe destinée aux élèves rencontrant des difficultés graves et durables dans les apprentissages, Rachid Zerrouki l’avait pourtant promis dans les Incasables, paru jeudi : l’année prochaine, il serait muté dans des classes «classiques». Par usure, par découragement face à l’impression récurrente de ne servir à rien. Connu sur Twitter sous le pseudonyme «Rachid l’instit», le professeur est pourtant très attaché à son estrade.
Mais cette rentrée, Rachid Zerrouki l’envisage avec une certaine appréhension. Comment réparer les pots cassés du confinement avec des élèves en extrême difficulté ? Le professeur a d’ailleurs dû se résoudre à perdre la trace de certains de ses élèves confinés qu’il n’est pas sûr de retrouver en septembre. «J’ai essayé de passer par des applications comme Discord ou Snapchat pour les motiver, parce que je sais qu’ils les utilisent beaucoup, mais j’ai reçu très peu de retours. En téléphonant aux familles, beaucoup m’ont parlé du manque d’équipement informatique. Mes élèves n’arrivent pas à se mettre au travail seuls, et leurs parents ne sont pas en situation de les aider. Le système de continuité pédagogique à distance ne pouvait pas fonctionner correctement avec ma classe», confie à regret le professeur à Libération.
En cause : le manque d’autonomie dont ses élèves souffrent, et que l’école semble pourtant considérer comme innée. «L’autonomie est une capacité dont bénéficient les élèves des classes favorisées qui reçoivent de leurs parents un soutien scolaire à la maison. Ces élèves peuvent donc aller plus loin, être réceptifs à des pédagogies alternatives», affirme Rachid Zerrouki. C’est précisément ce que les sociologues relèvent quand ils cherchent à comprendre comment se perpétuent les inégalités sociales : «L’école valorise l’autonomie. Or, qu’est-ce qu’un gamin autonome ? Un enfant qui sait déjà», expliquait ainsi Bernard Lahire à Libération l’an passé.
Aussi Rachid Zerrouki n’abandonne pas ses élèves, mieux, dans les Incasables, il les raconte. Comme Kaïs qui s’endort régulièrement en classe. Cet élève «pupille de l’Etat» traîne depuis très jeune dans les couloirs de l’Aide sociale à l’enfance. Livré à lui-même, il vit, comme beaucoup de ses camarades, en foyer d’urgence et n’échappe pas aux statistiques : être en foyer ou famille d’accueil est facteur de quatre fois plus de risques de croiser la Segpa dans sa scolarité. Dans le «diaporama inouï des ravages du déterminisme social» qu’offre la Segpa, il y a aussi Chaïma, le clown de la classe, cherchant sans cesse à obtenir l’attention du groupe et dont l’histoire, volontairement passée sous silence dans le livre, fait dire à l’auteur : «Sous mes yeux, s’étalait toute la crasse du monde.»
Des élèves «pas en retard mais immobilisés»
Tous les élèves de Rachid Zerrouki ne vivent pas des drames. Mais la majorité vit dans des quartiers où même l’accès à l’eau potable est compromis par des soupçons réguliers de légionellose dans les canalisations. Pourtant, le collège dans lequel Rachid Zerrouki enseigne est situé dans un quartier de familles de classe moyenne et de cadres supérieurs. Ses élèves sont «des enfants d’ouvriers, de chômeurs, ou de personne. […] Je ne peux pas m’empêcher de remarquer qu’il y a bien plus de Noirs, d’Arabes et de Gitans que de Blancs, note-t-il. Ignorer cette réalité est souvent motivé par de belles intentions, mais c’est aussi le meilleur moyen de passer à côté d’une profonde inégalité : les enfants issus de l’immigration sont beaucoup plus exposés aux grandes difficultés scolaires.» Et ont deux fois plus de risques d’atterrir en Segpa.
A son entrée dans le monde enseignant, on a dit à Rachid Zerrouki que le niveau moyen d’un élève de cinquième Segpa correspondrait à celui d’un élève de CE2. Hormis ce qu’il appelle les «accidents sociologiques», ceux qui réussissent à échapper à ce que semblait leur réserver leur destinée sociale, ses élèves à lui «ne sont pas en retard mais immobilisés» , écrit-il. En Segpa, seuls 37 % finissent par obtenir un diplôme, un CAP en grande majorité, résultat de ce que le professeur en sciences de l’éducation, Daniel Favre, nomme «l’impuissance apprise», cultivée depuis l’école primaire et que Rachid Zerrouki résume ainsi : «Le fait de considérer que même si l’on fournit des efforts, on n’y arrivera pas parce qu’on y est jamais arrivé.»
Quelle méthode appliquer, quelle attitude adopter quand on est professeur, témoin d’une telle tragédie sociale ? Faut-il «insulter leur intelligence» , se demande Zerrouki, et baisser le niveau des apprentissages ou «consumer leur confiance en eux» en étant trop exigeant ? Car l’estime de soi est fragile et l’inhibition intellectuelle facile, quand on est dans la classe des «nuls». Les élèves de Rachid Zerrouki lui ont souvent demandé de fermer la porte pour échapper au regard des camarades des sections classiques.
Revanche sur les moqueries et les humiliations
«Malgré les désillusions, on finit par s’attacher aux petites éclaircies qui font qu’on se sent utile», reconnaît Rachid Zerrouki. Comme cette fois où le professeur entreprend, sans grand espoir, de faire jouer Antigone à ses élèves. Il les découvre soudain exaltés, motivés, brillants. «Antigone est leur victoire, leur insurrection par la littérature, leur revanche sur les moqueries et les humiliations, les livres qu’ils n’ont jamais lus et l’université qu’ils ne verront jamais», se rappelle-t-il dans son livre.
Face à ceux qui se replient derrière la «fable méritocratique», renvoyant indirectement la responsabilité de leur échec aux élèves eux-mêmes, ou célèbrent la figure passée de l’instituteur autoritaire, Rachid Zerrouki est partisan d’une pédagogie coopérative, «méthode qui consiste à associer les élèves à la définition et à l’écriture des règles de vie en classe» ou «l’empathie sèche», concept emprunté au psychiatre Jacques Hochmann. «Ce concept est à distinguer de la compassion et son lot d’apitoiements, il désigne la capacité à s’identifier à quelqu’un, à ressentir et partager ses émotions», définit Rachid Zerrouki. En montrant à ces élèves qu’ils sont dignes de confiance et, avant tout dignes d’être respectés, ces méthodes ont le mérite de panser certaines blessures de ces écorchés scolaires. «J’en veux à celles et ceux qui adoucissent [l] e tableau en faisant de l’échec scolaire une bête question de retard parce qu’ils sous-estiment l’ennemi, poursuit-il dans son livre. Ils couvrent ce fléau du voile de leur optimisme et le laissent prospérer et fracasser des destinées à souhait. Ils pointent du doigt tour à tour […] les méthodes d’apprentissage ou l’élève lui-même, et refusent de voir ce boulet de forçat accroché à ses pieds et qui lui demandent un effort surhumain pour avancer.»
A la rentrée, Rachid Zerrouki sera à nouveau dans sa classe Segpa. La sortie d’estrade n’est pas prévue pour tout de suite. «Je vais peut-être prendre le risque et partir à la fin de l’année», présage-t-il, même s’il n’y croit pas tout à fait.
rachid zerrouki Les incasables Robert Laffont, 268 pages, 2020
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