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mercredi 13 mai 2020

L’hygiène n’est pas le propre de notre société moderne

Par Simon Blin — 
Boulevard de la Villette à Paris le 16 mars, juste avant le confinement.
Boulevard de la Villette à Paris le 16 mars, juste avant le confinement. Photo Cyril Zannettacci. Vu

Les préoccupations hygiénistes parfois les plus banales n’ont pas toujours été évidentes. Elles sont le fruit d’un long processus historique sans cesse réévalué en période de crise sanitaire, comme le montrent les nouveaux «gestes barrières» engendrés par le Covid-19.

Pas d’accolade, plus d’embrassade, encore moins de serrage de main. La pandémie de Covid-19 n’a pas seulement relancé la machine à questions existentielles, elle a bouleversé nos pratiques les plus banales. «Les mentalités, les mœurs vont énormément changer, assurait Olivier Véran dans un entretien à Brut le 4 avril. Nous serons amenés à avoir des conduites sanitaires bien différentes de celles que nous avons connues jusqu’à présent.» Le masque se généralise autant que possible, tout comme les fameux «gestes barrières» et le principe de distanciation sociale.

«Vivre avec le virus», comme le dit le Premier ministre Edouard Philippe, c’est vivre sans contact. Comme si nos touchers de tous les jours, celui de la poignée de porte ou du bouton d’ascenseur, étaient une question de vie ou de mort. «Nous intériorisons l’haptophobie, cette peur de toucher l’autre mais aussi soi-même», note Bernard Andrieu, philosophe et auteur de Sentir son corps vivant (Vrin, 2016).
Comment interpréter cette soudaine perte d’innocence face au microbe ? Que signifie cette autocontrainte collective que le gouvernement tente aujourd’hui de réformer ? En parcourant rapidement l’histoire, «les mesures barrières réactivent l’idée de prévention dans notre doctrine sanitaire, constate Stéphane Frioux, historien et auteur des Batailles de l’hygiène (PUF, 2013). La notion avait été reléguée après la Seconde Guerre mondiale, où le "guérir" l’a emporté sur le "prévenir"». Des décennies de progrès thérapeutiques et la victoire contre la variole en 1978 ont peu à peu fait oublier que l’homme ne peut se prémunir de tout danger.
«Les avancées scientifiques successives ont participé à la construction historique d’un horizon d’éradication des maladies infectieuses, analyse l’historien Patrice Bourdelais. Dans la mesure où nous sommes dépourvus de vaccins face à cette nouvelle épidémie, les consignes sanitaires reprennent ce qui avait constitué l’épine dorsale de l’hygiène au XIXe siècle.»
Selon Patrice Bourdelais, auteur des Epidémies terrassées. Une histoire de pays riches (la Martinière, 2003), nos sociétés du progrès renvoient les catastrophes sanitaires à un imaginaire quasi médiéval, lorsque les maladies contagieuses sont encore interprétées comme des châtiments célestes sur les Terriens détournés de la dévotion. Dans ces circonstances, «ce n’est plus seulement le corps mortel qui est en cause mais bien le salut de l’âme, écrit l’historienne Françoise Hildesheimer dans Fléaux et Société. De la Grande Peste au choléra, XIVe-XIXe siècle (Hachette Education, 1993). En effet, l’action de Satan est permanente et omniprésente, puisque, toujours pour punir l’humanité pécheresse, Dieu lui a donné de larges pouvoirs en ce monde mauvais.»

«Le monde des sensations immédiates»

Cette ambiance d’«apocalypse» et d’«eschatologie», selon les mots de Françoise Hildesheimer, dans laquelle l’Eglise est seule en charge de soigner les esprits et les corps des gisants, domine jusqu’à la Grande Peste de 1346. La pandémie et ses 25 millions de morts en Occident, soit un tiers de la population européenne à l’époque, oblige les pouvoirs publics et les quelques médecins à prendre en main la santé des populations. «Face à l’impuissance médicale, écrit l’historienne, s’impose une notion différente, "sanitaire", qui recouvre une extension à la communauté tout entière de la pratique de l’évitement pour l’isoler de la contamination.»
L’hygiène intime et collective, sous d’autres noms et d’autres formes, n’a cessé d’évoluer dans le temps. C’est que les définitions et les règles chargées d’assurer la netteté des corps ne sont pas un ensemble de comportements stables et définitifs, mais le résultat d’un construit historique et social. L’histoire de l’hygiène est celle du «poids progressif de la culture sur le monde des sensations immédiates», écrit l’historien Georges Vigarello dans le Propre et le Sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Age, paru en 1985.

Masques à bec-de-corbeau

Les exigences se transforment au fil des siècles et s’additionnent lentement. Elles juxtaposent parfois des contraintes nouvelles. «La propreté reflète ici le processus façonnant graduellement les sensations corporelles», développe le spécialiste des représentations du corps. Le regard de l’homme sur son enveloppe corporelle s’adapte aux considérations de son époque. Il en a fallu, du temps, pour aboutir aux détails accessoires de nos vies que sont le fait de prendre une douche quotidienne et de se brosser les dents. Les historiens racontent qu’au XVIIe siècle, la propreté est déterminée par l’apparence immédiate et l’odorat. A l’époque, le bain est banni de la toilette, l’eau étant supposée s’infiltrer dans les corps et diffuser avec elle l’air malsain du dehors, croyance héritée des luttes contre les pestes des siècles précédents. A défaut de barboter, les aristocrates se frottent la peau avec du linge blanc et masquent les odeurs inconvenantes au parfum. D’où la légende tenace du Roi-Soleil qui ne se lavait pas.
Si l’hygiène épouse des formes disparates au gré des représentations de la maladie depuis la Grèce et la Rome antique, certaines pratiques s’inscrivent dans la durée. «Masquer le nez et la bouche a toujours été d’usage pour se protéger des miasmes censés transmettre les maladies», rappelle Patrice Bourdelais. Jusqu’à la peste de Marseille en 1720, les médecins s’équipent de masques à bec-de-corbeau, qu’ils bourrent de thym, de camphre et de clous de girofle afin d’écarter un maximum le danger. «Leur grand chapeau de protection est devenu la charlotte d’aujourd’hui, poursuit l’historien. Leur grand manteau, une simple surblouse, et la baguette pour toucher les mourants, des gants en latex qui manipulent des tubes connectés.»
L’hygiène publique, étroitement liée à la propreté des corps et aujourd’hui bousculée par le Covid-19, s’institutionnalise en France après la Révolution de 1789. «L’Etat prend clairement le contrôle de la lutte contre les fléaux sanitaires sous la houlette des médecins chimistes, raconte Thomas Le Roux, historien et chercheur au CNRS. L’hygiénisme se modernise, associant la science et l’administration.» Le Conseil de la salubrité de Paris, organe embryonnaire de la santé publique hexagonale, promeut les nouvelles chimies industrielles, parfois jusqu’à l’excès. «On soigne les maladies respiratoires avec du soufre, on désinfecte les corps à l’acide, ajoute Thomas Le Roux. L’innocuité de l’industrie est non seulement défendue mais elle est perçue comme bénéfique pour la santé publique.»

Ennemi invisible à l’œil nu

Le XVIIIe siècle, c’est aussi celui de la «révolution olfactive», selon l’expression de l’historien Alain Corbin, auteur du Miasme et la Jonquille en 1982. L’affinement de l’odorat pousse à la recherche de l’air pur. Il faut ventiler les espaces mais aussi exiger une certaine hygiène privée. «Cette préoccupation se teinte d’une moralisation des mœurs populaires jugées malsaines», explique Stéphane Frioux.
Sur le fond, le mouvement hygiéniste accompagne la fondation de l’ordre bourgeois, explique Thomas Le Roux : «On justifie les nuisances industrielles pour produire sans entraves, on stigmatise le style de vie des plus pauvres pour justifier les politiques conservatrices et on assimile les théories hygiénistes à la science pour fabriquer un discours de progrès contre les réminiscences de l’Ancien Régime.»
Il faut attendre les découvertes «pastoriennes» pour comprendre que l’ennemi est invisible à l’œil nu, microscopique. Face à la présence du choléra et de la typhoïde dans l’eau, les villes européennes, Londres d’abord, puis Paris, s’équipent de grands réseaux d’adduction d’eau potable et d’égouts dédiés aux effluents domestiques. «L’hygiénisme devient un urbanisme», souligne Stéphane Frioux. La hantise des lieux confinés provoque l’élargissement des rues et l’alignement des maisons sous les ordres du préfet de la Seine, le baron Haussmann. C’est encore au nom de la salubrité publique, et sous l’impulsion de l’industrie automobile, que Paris goudronne et pave ses routes de la Belle Epoque au Front populaire.

Plastique à usage unique

Un siècle plus tard, ce n’est pas un hasard si les maires sont en première ligne face au casse-tête du déconfinement. Il faut purifier l’air des villes et assainir les lieux publics. Elargissement des trottoirs, suppression de sièges dans les transports, distribution de gel hydroalcoolique «partout dans l’espace public», selon le plan de la maire de Paris, Anne Hidalgo : lutter contre l’épidémie se place désormais en tête des priorités des élus. Mais attention aux fausses bonnes solutions, prévient Thomas Le Roux, qui a copublié la Contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel (Seuil, 2017) : «Le souci de propreté et d’hygiène a souvent abouti à des excès et des dégradations de la biodiversité.»
Héritage des combats hygiéniques passés, plusieurs communes françaises, comme Nice et Reims, se sont empressées de désinfecter leurs rues à l’eau de Javel diluée. Une initiative déconseillée par les autorités de santé, qui l’ont jugée «inutile et dangereuse pour l’environnement». Ironie de l’histoire, une autre pollution fait un retour fracassant depuis la pandémie : le plastique à usage unique. Alors qu’il n’était plus en odeur de sainteté, contesté ces dernières années par des lois visant à réduire son utilisation, le polymère jetable connaît une nouvelle vie sous ses nouveaux habits de protecteur, du matériel hospitalier aux emballages alimentaires plastifiés censés réduire le contact avec le virus. Une utilité bienfaitrice que le secteur de la plasturgie n’a pas tardé à promouvoir à travers ses puissants lobbys. Question «d’hygiène». 

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