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jeudi 14 mai 2020

Bruno Latour : le Covid comme crash-test

Par Thibaut Sardier — 
Bruno Latour, chez lui, en 2017.
Bruno Latour, chez lui, en 2017. Photo Benjamin Girette

Pour le philosophe, la pandémie est une répétition générale des bouleversements climatiques à venir. Si l’expérience est plutôt ratée, il est encore temps d’agir, en «territorialisant» nos questionnements politiques.

Puisque le virus n’a pas disparu avec le confinement, il va falloir «vivre avec». Et donc réfléchir aux liens qui nous unissent à un microbe. Drôle d’idée pour des humains qui ont déjà du mal à s’organiser entre eux, surtout que les problèmes vertigineux ne manquent pas : la «guerre» sanitaire à peine entamée, il faut déjà affronter la crise économique, tandis que les avions cloués au sol rappellent l’imminence d’une crise écologique peut-être plus désastreuse que l’actuelle. Et si la clé de ces problèmes résidait dans notre capacité à les comprendre ensemble ? C’est la question que Libération a posée à Bruno Latour. Car tout au long de sa carrière, le sociologue et philosophe des sciences s’est attaqué à plusieurs d’entre eux.

Connexions

Les microbes furent l’objet de ses premiers livres sur la vie de laboratoire et la façon dont les travaux de Pasteur se sont imposés malgré l’influence de l’hygiénisme et la réticence des médecins (1). Il montrait que toute vérité scientifique est une construction qui dépend de facteurs politiques et sociaux. L’étude des nombreux liens qui se tissent entre les humains et les «non-humains» avec lesquels ils interagissent (les autres êtres vivants, mais aussi l’air, les océans, les glaciers…) l’a amené à montrer que la séparation entre nature et culture, pourtant fondatrice de la pensée occidentale moderne, n’a jamais vraiment fonctionné tant elle a souffert d’exceptions. C’est à partir de cette vision du monde faite de connexions - techniquement, on parle d’ontologie relationniste - que Bruno Latour a investi la question climatique, utilisant à la suite du climatologue James Lovelock la figure de Gaïa pour décrire les systèmes de liens qui se tissent sur toute la planète. Ces sujets lui ont valu une grande reconnaissance internationale, mais un accueil plus mitigé en France. On lui a notamment reproché de fonder sa sociologie des sciences autour de l’idée que politique et science sont inséparables, déconstruisant au passage des catégories comme société et nature, humain et non-humain. «Chaque fois que Latour rencontre une distinction commune, il s’empresse de la déclarer non fondée», regrettait en 2008 le politiste Pierre Favre dans la Revue française de science politique, y voyant un rejet de la tradition des Lumières. «Vedette des campus américains, […] il est plus cité sur Google que son maître Michel Serres. Mais […] lui n’a pas été prophète en son pays», résumait Eric Aeschimann dans Libé en 2010.
Cet iconoclasme ne l’a pas empêché de creuser son sillon, auprès des universitaires (ses travaux intéressent géographes, physiciens, philosophes…) comme, peu à peu, du grand public. Il multiplie interventions et performances sur le thème de l’écologie politique : une COP 21 bis avec des étudiants de Sciences-Po (où il enseigne) en 2015, où fleuves et animaux avaient une voix dans les négociations ; un projet théâtral, Gaïa Global Circus ; et des textes coup-de-poing. En 2017, dans Où atterrir ? (La Découverte), il explique que l’opposition entre local et global ne permet par de décrire la trajectoire de nos sociétés. Il propose un nouvel axe d’orientation allant du «hors-sol» au «terrestre», c’est-à-dire d’un mode de vie indifférent à toutes les ressources qui la rendent possible à un autre qui s’efforce de «chercher un territoire habitable pour nous et nos enfants». Une réflexion rapidement adaptée à la pandémie : le 30 mars dans la revue AOC, il appelait à «imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise», voyant dans la pandémie une occasion de changer le cours de nos vies. Un excès d’optimisme ? Mi-avril dans Usbek et Rica, le philosophe Mathieu Potte-Bonneville tempérait poliment son enthousiasme : «S’il est évident qu’il faut prendre appui sur la rupture pour essayer d’infléchir un certain nombre de choses […] (sinon, comme dit Bruno Latour, ça serait "gâcher une crise"), ne nous attendons pas à un après ressemblant à une aube radieuse.»
Mais le regard de Latour sur la pandémie ne se résume pas aux lendemains qui chantent. «Nous sommes dépassés par la dimension de l’événement», admet-il, à peine remis d’une infection au Covid. Pour lui, cette crise doit être pensée comme un test avant les bouleversements climatiques à venir car les deux événements ont en commun un déploiement d’échelle mondiale aux conséquences systémiques.

Cahier de doléances

Crise économique, reprise de certaines activités «comme avant», apothéose des Gafa, retour à la voiture pour éviter le contact avec ses semblables… Rien ne laisse deviner une amélioration de la lutte contre le changement climatique. Or rater la piste d’atterrissage visée par Latour, c’est risquer le crash. Pour virer de bord à temps, le philosophe Gerard de Vries propose de s’approprier totalement la pensée de Bruno Latour. «Dans son ontologie relationniste, la continuité de l’existence n’est pas garantie par une "nature" innée d’une entité donnée, mais bien par les relations que celle-ci entretient avec d’autres êtres», écrit-il dans une tribune sur Libé.fr«Une fois que nous faisons notre ce discours, la prétendue dichotomie entre "nature" et "société" part en fumée - et avec elle la métaphore d’une société qui serait en guerre contre la nature», ajoute-t-il, appelant à voir la survie des non-humains comme la meilleure chance de garantir la nôtre.
Le confinement a une vertu : montrer que l’on peut arrêter des activités auparavant jugées indispensables. Aussi Latour plaide-t-il pour des cahiers de doléances, seul moyen de permettre à chacun de réfléchir à ce dont il dépend pour vivre, à ce qu’il voudrait voir s’arrêter, reprendre ou commencer. Autrement dit, réfléchir à la politique à partir des territoires, pas seulement les espaces dans lesquels nous vivons, mais tous ceux dont nous dépendons. «En 1789, on a assisté une reterritorialisation de la France. Il y avait un énorme travail de réflexion, je ne comprends pas pourquoi on ne serait pas capable de le faire», dit-il. Non sans optimisme.
(1) La Vie de laboratoire (1979), avec Steve Woolgar ; Pasteur : guerre et paix des microbes (1984).

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