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vendredi 15 mai 2020

LE CINÉMA EMBALLE MASQUÉ

Par Nathalie Dray — 

De «Fantômas» aux «Yeux sans visage», d’«Elephant Man» à «Eyes Wide Shut», le masque prolifère en une multitude de films, de rôles et de métamorphoses, objet fétiche de séduction, de terreur ou de révolte. Eloge de la figure dissimulée à l’écran.

«L’Homme invisible» de James Whale (1933). 
«L’Homme invisible» de James Whale (1933).  Photo Collection Christophel . Universal Pictures

Sortir à sa guise. Retrouver sa liberté de mouvements dans l’espace public - car pour nombre d’entre nous, les cinquante-cinq jours de confinement furent vécus de facto comme un enfermement. Enfin libres ? A condition de respecter les fameux gestes barrières auxquels s’adjoint, à présent, la recommandation - voire l’obligation quand la distanciation physique s’avère impossible - de porter un masque protecteur. «Le corps est un tombeau», écrivait Platon. Désormais suspect, il est ce qu’on protège et ce dont on se protège. Et le petit carré de tissu dont on est prié de recouvrir la moitié de son visage forme un nouveau sas entre soi et le monde. Le cinéma n’aura pas attendu la pandémie et la gestion biopolitique de la crise sanitaire pour faire du masque un fétiche cinégénique hautement fascinant, ne serait-ce que par les liens qu’il tisse avec les autres arts, le théâtre, la peinture [à lire, l’analyse du masque dans l’art contemporain dans Libération du 9 mai], la photographie. Le masque du comédien, persona en latin, c’est l’instrument des identités labiles et changeantes. Il est aussi ce qui fait écran, une page vierge, un mystère insondable, une surface réfléchissante, qui à l’intérieur du plan se fait métaphore du cinéma lui-même.

Le premier des héros masqués, le plus célèbre du moins, c’est Fantômas, dont le nom seul reflète l’évanescence et l’indétermination. En adaptant, en 1913, les aventures du criminel aux mille visages, créé par Pierre Souvestre et Marcel Allain, Louis Feuillade donnait au cinéma balbutiant une nouvelle grammaire conçue sur mesure pour cet être mouvant, d’autant plus inquiétant que ses multiples métamorphoses ne semblaient circonscrire aucune identité propre. Un générique en fondus enchaînés révèle ainsi une galerie de portraits se superposant, dont l’unique point commun est le regard gris tranchant. Quand Fantômas apparaît le visage à découvert, c’est donc grimé de postiches, sous les traits divers et variés d’un médecin, d’un groom, d’un banquier, d’un escroc, d’un magistrat, etc., comme si, archétype du comédien changeant de peau, il se fondait dans tous les milieux et toutes les couches de la société sans jamais être défini par aucune d’entre elles. Mais sa personnalité, son visage nu demeurent insaisissables. La seule apparition de Fantômas sous sa propre identité, c’est le corps revêtu des pieds à la tête d’un collant noir, le visage dissimulé derrière une cagoule, fendue de deux orifices laissant entrevoir ses yeux perçants. La scène où, caché dans une citerne d’eau croupie, il en ressort tout ruisselant, le tissu moulant ses traits comme une seconde peau, va l’inscrire dans la légende. Chez Fantômas, le masque et le visage ne font qu’un. Et le bain aura agi comme un révélateur, au sens photographique du terme, gravant sur la pellicule l’image d’une créature indistincte, glissant dans la pénombre à laquelle elle semble destinée à se confondre.
les yeux sans visage
1960
réal : George Franju
Alida Valli
Pierre Brasseur
edith scob
Collection Christophel © Lux Film / DR
Les Yeux sans visage (1960) de Georges Franju. Photo Collection Christophel. Lux Film

Enfermement

Le masque, visage protéiforme ou figure de l’indéterminé, de ce dont l’identité est de ne pas en avoir, fonctionne en somme comme une machine à produire de la fiction, puisqu’il devient finalement l’accessoire-écran, sur lequel cinéastes et spectateurs projettent fantasmes, désirs et terreurs. A la suite de Feuillade, le criminel masqué connaîtra de nombreuses résurrections, de l’homme sans visage des Nuits rouges de Georges Franju, au Fantômas pop d’André Hunebelle, avec Louis de Funès et Jean Marais, dont la cagoule s’apparente davantage à un moulage d’une couleur verdâtre et putrescente. Comme si le masque s’avérait moins être dessus que dessous la peau, révélant au-delà du travestissement une sorte de «non-visage».
Le masque prend aussi la forme de l’ersatz de ce qui n’a pas ou plus de visage, l’écran-réparateur, le voile jeté sur l’impossibilité de se faire face. Mais il est aussi prison, il dit l’enfermement de celui dont personne (pas même soi) ne peut tolérer la vue. C’est la geôle de métal en bec d’oiseau de l’infortuné Winslow dans Phantom of the Paradise de Brian De Palma, condamné à n’être qu’une ombre abreuvant dans l’anonymat une industrie musicale carnassière de ses pépites mélodiques. C’est le sac de toile recouvrant la tête et les difformités du pauvre John Merrick dans Elephant Man de David Lynch, exhibé comme un monstre de foire, auquel on dénie l’humanité, pourtant inaliénable et déchirante dans toute sa détresse par la meurtrière unique ouvrant sur un œil épouvanté. C’est la coque blanche et inexpressive dissimulant les traits brûlés et comme effacés de Christiane (Edith Scob), à la suite de l’accident qui l’a défigurée dans les Yeux sans visage de Georges Franju. Prisonnière d’une apparence devenue marmoréenne, son humanité se loge désormais dans son regard éperdu et fiévreux, et dans la douceur qu’elle prodigue aux oiseaux en cage, dont elle partage le sort reclus, comme si d’avoir perdu son visage l’avait un peu plus rapprochée de l’animal et de l’innocence des bêtes.
Elephant Man (1980) - Dir: David Lynch - Pers: John Hurt - Photo Credit: Paramount / The Kobal Collection / Aurimages
Elephant Man (1980) de David Lynch. Photo the Kobal Collection. Aurimages

Mascarade

Le visage, disait Emmanuel Levinas, est ce par quoi l’humanité, la personne se manifestent. Il est aussi ce qui m’oblige vis-à-vis de l’autre. S’envisager, se reconnaître est avant tout une démarche éthique ; c’est se rendre responsable de ses actes aux yeux de tous et de soi-même. Agir de telle sorte à pouvoir se regarder en face. Parce qu’il confine à l’anonymat, et permet de se cacher, de protéger ses traits, son identité, le masque autorise toutes formes de transgressions, des plus ludiques (le déguisement) aux plus sanglantes. Sexe désinhibé, révolte, mais aussi violences, crimes, hold-up et meurtres en série… Napoléon entrant dans Venise ne mettra-t-il pas un terme au carnaval par peur d’éventuelles séditions parmi la population devenue méconnaissable donc incontrôlable ? Le masque souriant de Guy Fawkes, couvrant le visage de V, l’anarchiste vengeur, cherchant à dynamiter le régime fasciste d’une Angleterre dystopique dans V comme Vendetta, de James McTeigue, deviendra lui-même le symbole de la contestation politique dans les années 2010, de Occupy Wall Street à Anonymous. Comme si, dans une société sous contrôle, pistée par la collecte des données personnelles des Gafa et l’invasion grandissante de la technologie, telle la reconnaissance faciale menaçant les libertés individuelles, le masque s’affichait comme un bastion de résistance.
Eyes wide shut
1999
réal : Stanley Kubrick
Nicole Kidman
 

 
Collection Christophel © Warner Bros. / Stanley Kubrick Productions
Eyes Wide Shut (1999) de Stanley Kubrick. Photo Collection Christophel. Warner Bros.

Empêchant toute identification possible, le masque se fait tour à tour élément de séduction levant les inhibitions et libérant les pulsions sexuelles dans la grande scène de l’orgie glaciale d’Eyes Wide Shut de Kubrick, ou écran de fumée permettant à un quidam de se créer un double idéalisé, plus fort, plus téméraire, tel Douglas Fairbanks qu’un loup de satin noir cerclant ses tempes transforme en justicier dans le Signe de Zorro de Fred Niblo - film qui influencera, on le sait désormais, la plupart des superhéros masqués, Spiderman, Batman ou Ironman.

identités mutantes

Le cinéma de genre et son lot de films d’horreurs, giallos ou slashers, puiseront aussi abondamment dans l’imagerie de la mascarade soit par la froideur d’un collant informe (le tueur en série de Six Femmes pour l’assassin de Mario Bava, par exemple), anthropomorphe et impavide (Michael Myers dans Halloween , de Carpenter) ou d’une seconde peau vérolée (Leatherface dans Massacre à la tronçonneuse, de Tobe Hooper), soit en exprimant lui-même la terreur qu’il inspire (le masque hurlant de Scream, de Wes Craven, inspiré du Cri d’Edvard Munch).
Massacre à la tronçonneuse
The Texas Chain Saw Massacre
1974
real Tobe Hooper.
COLLECTION CHRISTOPHEL © Vortex
Massacre à la tronçonneuse (1974) de Tobe Hooper. Photo Collection Christophel Vortex

Le masque s’avère surtout le lieu des identités mutantes, l’attribut premier du comédien. Et il n’est sans doute pas innocent qu’un Jim Carrey, quintessence de l’acteur métamorphe par la plasticité de son jeu et l’outrance de ses incarnations burlesques, ait interprété un personnage mi-humain mi-cartoon, dont le visage fusionnait avec un masque (The Mask de Chuck Russell). Comme lui, nous pénétrons désormais une société affolée, appelée de force à entrer dans le spectacle de sa propre peur par sauvegarde prophylactique. S’ils ne nous prodiguent pas une complète protection selon leur texture ou la manière plus ou moins rigoureuse de les porter, ils en auront tout de même l’apparence, nous faisant collectivement glisser dans une grande scénographie à visage recouvert qu’on espère aussi courte que cinégénique.

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