La psychiatrie a traversé le confinement dans le calme, mais les effets de l’épidémie sur la santé mentale commencent à se faire sentir.
L’hécatombe n’a pas eu lieu en psychiatrie. Elle était largement redoutée au début de l’épidémie de Covid-19, dans les services hospitaliers concernés et les établissements spécialisés : « Nos patients ont souvent des facteurs de risques graves – surpoids, diabète –, et le respect des gestes barrières n’est pas très facile pour eux, alors on s’attendait à un désastre, explique Raphaël Gaillard, psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne, dans le 14e arrondissement de Paris. Mais ça n’a pas du tout été le cas. »
Le phénomène n’a pas été quantifié, mais la demi-douzaine de psychiatres hospitaliers interrogés par Le Monde l’ont constaté, comme le professeur Gaillard, qui a fait ses propres statistiques : « Dans un pôle comme le mien, qui reçoit 12 000 personnes par an, avec 150 hospitalisées en permanence, on a eu au pic de l’épidémie 3 % des patients qui avaient des symptômes [de Covid], contre 19 % des soignants. »
Le tabac – les patients en psychiatrie fument plus que la population générale – est une piste pour expliquer ce décalage (la nicotine pourrait avoir un effet protecteur contre le coronavirus). La chlorpromazine en est une autre. L’hôpital Sainte-Anne mène actuellement des essais cliniques sur ce vieux neuroleptique – utilisé dans le traitement des troubles bipolaires et de la schizophrénie – pour évaluer ses éventuels effets protecteurs face au Covid-19.
Pour ce qui est des effets du confinement et du contexte général de peur lié au Covid-19 sur le psychisme, il faudra également patienter : personne ne dispose de données épidémiologiques complètes. Une première enquête de Santé publique France (SPF) menée auprès de 2 000 personnes et publiée le 7 mai donne un aperçu rapide de l’impact de l’épidémie sur la santé mentale du pays.
Une semaine après l’instauration du confinement, le 17 mars, la prévalence de l’anxiété chez les enquêtés était de 26,7 %, deux fois plus que dans une enquête menée en 2017 (13,5 %). La prévalence des troubles du sommeil s’élevait à 66 % fin avril, contre moins de 50 % trois ans plus tôt. L’étude montre également une hausse de la consommation de psychotropes au fil du confinement, passée de 10,4 % des enquêtés début avril à 13,7 % à la fin du mois.
« Sidérés par l’ampleur de l’événement »
En revanche, la prévalence de l’anxiété a chuté au fil des semaines, passant de 26,7 % à 18,1 % fin avril. SPF en conclut que « le confinement, envisagé comme un facteur de risque pour la santé mentale, aurait plutôt agi pour une majorité de la population comme un facteur de protection contre l’anxiété, en réduisant efficacement le risque d’exposition au virus ».
Autre conséquence du confinement, l’impact du Covid-19 sur la santé mentale n’a pas été perceptible tout de suite dans les hôpitaux. « Il y a d’abord eu un moment d’extrême diminution de la fréquentation des urgences psychiatriques, notamment par peur de venir consulter à l’hôpital », témoigne Michel Lejoyeux, responsable du département psychiatrie et addictologie à l’hôpital Bichat (Paris 18e). « Les gens ont été sidérés par l’ampleur de l’événement, ce qui a peut-être entraîné une moindre fréquence de certains troubles, ajoute Pierre Vidailhet, psychiatre au CHU de Strasbourg. Et puis la réorganisation des systèmes de soins a fait que le système habituel était moins accessible. »
Depuis la fin avril, les urgences psychiatriques de nombreux hôpitaux retrouvent un rythme normal, et les pathologies du confinement apparaissent, notamment les bouffées délirantes aiguës de patients affirmant être à l’origine du Covid-19 ou en détenir le remède. « Les idées délirantes empruntent à l’air du temps, il n’est pas étonnant qu’elles s’organisent autour du virus, comme elles pourraient le faire autour d’un attentat », note le professeur Gaillard, qui s’étonne en revanche d’en avoir constaté chez des patients de plus de 45 ans et sans aucun antécédent psychiatrique. « C’est très atypique, observe-t-il. Habituellement, ces bouffées, c’est entre 15 et 30 ans. On ne comprend pas très bien s’il s’agit de l’angoisse liée au confinement, ou de l’effet du virus lui-même, qui pourrait donner des symptômes neurologiques. »
La crainte de lendemains douloureux
Il est trop tôt pour tirer des conclusions, mais les urgentistes ont remarqué certains comportements. « J’ai vu des gens qui avaient si peur qu’ils ne pouvaient plus sortir de chez eux, qu’ils se lavaient tout le temps, etc., explique Victor Pitron, psychiatre aux urgences de la Pitié-Salpêtrière à Paris. Certains ont fait des fixations sur des symptômes physiques – mal au ventre, toux – qui d’habitude seraient passés inaperçus. Si ça perdure, ça peut devenir un trouble psychiatrique à part entière. » Autre particularité de cette épidémie : « Beaucoup de gens sont fragilisés par le fait de n’avoir pu rendre visite à des proches en fin de vie ou aller à l’enterrement à cause du confinement. »
Phénomène majeur des deux derniers mois, les ruptures de traitement provoquées par le confinement laissent craindre des lendemains douloureux à Matthieu Gasnier, psychiatre à l’Hôtel-Dieu (Paris 4e) : « Du fait de la difficulté de l’accès aux soins, plein de personnes touchées par des maladies chroniques ont décompensé parce que, tout à coup, elles n’ont pas eu un traitement qu’elles devaient avoir, ou n’ont plus bénéficié des soins de proximité qui les aidaient dans leur maladie. »
Beaucoup de patients en psychiatrie ont été renvoyés chez eux en début de confinement. De nombreux centres médico-psychologiques (CMP) ont réduit la voilure. Et le téléphone ne vaut pas toujours un tête-à-tête avec un médecin qui sert de boussole. « Il y a eu une diminution globale des consultations en CMP, poursuit M. Gasnier. Mais les patients et leurs troubles n’ont pas disparu. On va probablement, avec le déconfinement, avoir à traiter une vague de patients qui ont été moins bien soignés pendant le confinement. On s’attend notamment – c’est très théorique, car on n’a pas assez de recul – à une explosion des symptômes des troubles du registre dépressif et anxieux. »
« Augmentation nette des conduites addictives »
L’addictologie, elle aussi, est au cœur des inquiétudes. « Il y a une grosse alerte sur ce sujet, souligne Matthieu Gasnier. On constate une augmentation assez nette des conduites addictives, notamment l’alcool. Le confinement ne crée pas une dépendance, mais peut aggraver une vulnérabilité, surtout chez les personnes pour qui la vie sociale et le travail étaient des facteurs protecteurs. » « Environ 8 % de nos patients ont rechuté », affirme par exemple Eric Peyron, psychiatre qui suit 200 personnes au centre AddiPsy, à Lyon, et qui estime par ailleurs « entre 10 % et 15 % » les patients avec qui le contact a été perdu, et chez qui le risque de rechute est fort. Cela dit, il faut aussi noter que « 5 % à 6 % des patients se sont sevrés au cours du confinement ».
Car ce confinement n’a pas été un drame dans tous les domaines en psychiatrie. « Dans l’ensemble, nos patients l’ont plutôt bien vécu », explique même le docteur Gaillard. « Par exemple, les patients qui souffrent de troubles schizophréniques, moins sollicités sur le plan social, se sont souvent bien adaptés à l’isolement », constate Pierre Vidailhet. « Mais ils vont avoir des problèmes quand il va falloir ressortir, anticipe Antoine Pelissolo, chef du service de psychiatrie à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil (Val-de-Marne). Leurs troubles initiaux risquent d’être majorés par un contexte très anxiogène. »
« Je pense que la vague psycho-trauma va être aussi importante que la vague infectieuse qu’on a connue », redoute Pierre Philip, directeur de la clinique du sommeil du CHU de Bordeaux. Va-t-on alors vers un engorgement des services de psychiatrie ? Beaucoup le craignent, car la crise économique et sociale est à l’horizon. « Et tans un tel contexte, la psychiatrie est généralement ultrasollicitée, rappelle Raphaël Gaillard. L’incertitude sur l’emploi et sur les ressources va avoir un impact majeur. »
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