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lundi 4 mars 2019

Sherry Turkle, la psy des nouvelles technologies

La professeure du MIT interroge depuis trente ans l’impact des écrans sur nos affects, nos relations aux autres, notre vie psychique – jusqu’à notre sexualité. « Notre moi virtuel, abstrait, l’a emporté sur (...) la chaleur humaine et la conversation. »
Par Frédéric Joignot Publié le 4 mars 2019
Sherry Turkle
Sherry Turkle YANN LEGENDRE
Portrait. Sherry Turkle est le grand témoin de nos amours compliquées avec les hautes technologies. Longtemps persuadée de la richesse que nous apporte le monde digital, cette psychologue du Massachusetts Institute of Technology (MIT), le prestigieux laboratoire de Boston, est aujourd’hui terriblement critique – et inquiète. En février, pour le 15e anniversaire de Facebook, elle publiait sur le siteVox un texte féroce à propos des « amitiés Facebook » « C’était le mythe fondateur. Et c’était un mythe. Dans la mâchoire de Facebook, chacun d’entre nous est devenu un nouveau type de produit surveillé et manipulé. Notre “petite vie” est devenue le centre de ce qui est acheté et vendu par morceaux. » Questionnant inlassablement les technophages que nous sommes devenus, la psychologue et anthropologue américaine cherche depuis trente ans à comprendre l’impact des écrans sur nos affects, nos relations aux autres, notre vie psychique, notre présence au monde – jusqu’à notre sexualité.
Tout commence à Paris, en 1973, raconte-t-elle, quand, étudiante en psychologie, elle découvre « la pensée critique française, en pleine ébullition après l’échec politique de 1968 ». Les séminaires inspirés de Jacques Lacan la passionnent. Elle rencontre trois fois le psychanalyste. « Il m’a appelé “Cher cœur”, “Chère Sherry” et “Cher chercheur”, se souvient-elle. C’était un homme attachant, qui concevait la psychanalyse comme un appel, un engagement, une activité lourde de sens, proche de la poésie, pas une profession où faire carrière. » Sherry Turkle est alors frappée par la manière dont les idées psychanalytiques, « cette façon d’interroger ses problèmes personnels, son passé, ses possibilités de changement », rayonnent en France, pénètrent les comportements, sont reprises dans des romans et les journaux, deviennent populaires. C’est une découverte : « Certaines idées psychologiques concrètes, personnelles, concernantes ne sont donc pas condamnées à rester élitaires ! » Elle écrit alors ce qu’elle considère son « meilleur livre » : Psychoanalytic Politics (1978), La France freudienne (Grasset, 1982).

Au début des années 1980, alors que Sherry Turkle travaille au MIT, Apple lance le premier Macintosh, Microsoft popularise le système MS-DOS, le personal computer naît. Rapidement, il conquiert les bureaux, les maisons, les métiers. La psychologue est fascinée par « le pouvoir psychologique de ces objets avec lesquels penser ». Elle constate que, comme avec la psychanalyse en France, un ensemble cognitif semble passer dans la pratique et le langage quotidien. « Les gens apprennent à utiliser l’informatique, mais aussi parlent de se reprogrammer, de changer de logiciel, de leur mémoire vive ; ils en viennent à considérer leur psyché comme une machine charnelle. »

« Un nouvel espace du Soi »

A cette époque, à la fin de l’année 1985, Dominique Boullier, sociologue au Médialab de Sciences Po, la rencontre au MIT. « Nous partagions la fréquentation de la psychanalyse lacanienne et l’envie de comprendre ce que le numérique faisait à nos façons de penser et de vivre ensemble, nous dit-il. Elle en découvrait alors tout le potentiel éducatif, elle enquêtait sur les jeux, l’expérimentation de l’altérité… »
Pour Sherry Turkle, une nouvelle ontologie apparaît : un mode d’être résolument relié aux machines. Dans The Second Self (Les Enfants de l’ordinateur, Denoël, 1986), s’appuyant sur de nombreux témoignages, elle rejette l’idée que les jeux électroniques créent une dépendance stupide : elle montre qu’ils initient à une pensée stratégique et qu’ils peuvent être formateurs. Dans Life on the Screen (1995), elle enquête sur la manière dont Internet change notre vécu. « La vie en ligne, c’est celle où l’on se projette dans les multiples fenêtres de l’écran pour se livrer à différentes activités, jouer des nouveaux rôles. Un homme marié, une jeune fille flirteuse peut vivre des relations osées dans des espaces virtuels. Je me disais : le monde digital déploie un nouvel espace du Soi. » Sherry Turkle le reconnaît : elle est alors « prudemment optimiste » : « Je fêtais de nouvelles explorations d’identité. »
« Nous fuyons les dangers et les aléas d’un contact physique aux autres »
Mais, dans les années qui suivent, les portables deviennent omniprésents, la toile du World Wide Web s’étend, les applications collent aux désirs des internautes, les réseaux sociaux se déploient. Sherry Turkle, elle, est désenchantée : en 2011, elle publie un essai qui frappe les esprits, Alone Together(Seuls ensemble, L’Echappée, 2015). Elle constate que la connexion incessante avec les robots et les ordinateurs dévore les relations humaines en face-à-face et affaiblit l’empathie. Elle s’interroge sur le succès des Tamagotchi et de la peluche parlante Furby : si ces jouets électroniques séduisent – un temps – enfants et personnes âgées, n’est-ce pas parce que plus personne ne passe du temps avec eux ? Sa critique s’étend aux mondes virtuels comme Second Life, aux chats, aux déluges de SMS qui arrivent à nous faire préférer la vie virtuelle à la vie réelle. « Nous fuyons les dangers et les aléas d’un contact physique aux autres. »

« Les architectes de notre intimité »

Dans ces années-là, Sherry Turkle renverse la réflexion utilitaire sur les machines : conçues pour enrichir notre existence, elles sont devenues, dit-elle, « les architectes de notre intimité ». Leurs solutions techniques, si réussies soient-elles, renforcent les problèmes humains que nous ne voulons pas résoudre, comme l’accueil des vieilles gens, la garde des petits et nos rapports difficiles aux autres. « Tout commence avec l’idée que les robots compagnons sont “mieux que rien”, car il n’y a pas assez de monde pour aimer et s’occuper des gens. Mais, de cette idée, on passe rapidement à une autre : les robots sont mieux que presque tout. De “mieux que rien” à “mieux que presque tout” : voilà les stations de notre voyage vers l’oubli de ce que signifie être humain. »
Sa critique se radicalise dans Reclaiming Conversation (2015), où elle décrit comment l’usage du portable s’est substitué à presque toutes les discussions physiques, tant et si bien que « nous pouvons passer un repas de famille sans se parler, étant tous, enfants et parents, accaparés par nos machines ». « Notre moi virtuel, abstrait, l’a emporté sur le moi convivial, empathique, présent aux autres. La chaleur humaine et la conversation ne sont plus d’actualité » – tandis que l’anonymat des chats et des réseaux libère un esprit haineux et vengeur.
Depuis ces essais, Sherry Turkle subit un feu roulant de critiques. Beaucoup lui reprochent de ne pas comprendre les pratiques inventives et servicielles qui accompagnent la généralisation des écrans. La sémiologue Laurence Allard, auteure d’une Mythologie du portable (Le Cavalier bleu, 2010), rappelle ainsi qu’il existe toute « une série d’usages créatifs ordinaires des smartphones – photo, dessins, cinéma, etc. » dont s’empare un public nouveau, non élitaire, passionné. Pour la sémiologue, Sherry Turkle cède à une forme de « panique morale » face à cette multiplicité d’activités qui lui échappent : elle néglige « les usages sociaux, utiles, concrets des portables dans les pays du Sud, où ils jouent un rôle-clé pour trouver un travail, être payé ou encore fonder une entreprise financée par du microcrédit ».
« Ce qui a commencé par un phénomène de salon a fini par devenir un outil de manipulation de masse »
Le sociologue Dominique Boullier, lui, regrette que Sherry Turkle incite à la déconnexion sans envisager une politique de résistance. « On attend aujourd’hui des mesures concrètes pour réformer le code de ces plates-formes qui contribuent à ce que j’appelle le “réchauffement médiatique” par leur rythme incessant de captation de l’attention. »D’autres critiques, comme le sociologue Antonio Casilli, lui reprochent de sous-estimer « la dimension symbolique » des technologies de l’information et de la communication, proche de celle intermédiée par les romans ou la presse écrite. Ou de négliger le fait que des millions de personnes considèrent que les services rendus par les machines high-tech valent les désagréments qu’elles procurent. Des critiques qui n’ébranlent pas Sherry Turkle. « Nous avons eu une histoire d’amour avec une technologie qui semblait magique. Ce qui a commencé par un phénomène de salon a fini par devenir un outil de manipulation de masse. »

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