À quelques jours de la Journée internationale des droits des femmes [le 8 mars], une lassitude familière m’étreint déjà. Je reçois quotidiennement des courriels et autres messages m’exhortant à célébrer une femme admirable, ambitieuse et globalement spectaculaire. Ne serait-ce qu’à Londres, on m’a révélé l’existence d’une physicienne ayant gravi l’Everest, d’une médecin et entrepreneuse visionnaire, et d’une végane quadrilingue qui a créé une entreprise dans sa vingtaine et qui travaille dans des camps de réfugiés pendant son temps libre. Personne ne conteste les exploits de ces femmes, pas plus que la sinistre lenteur des progrès en faveur de l’égalité femmes-hommes.
La BBC a récemment publié une analyse sur l’écart des salaires entre hommes et femmes au Royaume-Uni : j’ai été stupéfaite de lire que, dans quatre entreprises privées sur 10, les chiffres de 2018 étaient pires que ceux de 2017. Ces statistiques nous rappellent sans détour que célébrer les femmes extraordinaires ne garantit en rien l’avancement des légions de femmes ordinaires. D’ailleurs, en lisant ces chiffres, on se demande même pourquoi on s’attarde sur les exceptions brillantes. Tout le monde ne peut pas être un génie, et il est fatigant de croire qu’on devrait l’être. C’est pourtant le message qui nous est souvent adressé, parfois par les génies féminins eux-mêmes.

Le devoir d’être deux fois plus douées

Orna Ni-Chionna est l’une des dirigeantes les plus chevronnées au Royaume-Uni. Ancienne associée dans la société de conseil McKinsey, titulaire d’un MBA de Harvard, elle a siégé dans de nombreux conseils d’administration, de la mutuelle de santé Bupa à la maison de mode Burberry, en passant par les services postaux Royal Mail (où elle a été mêlée à la révolte récente des actionnaires liée aux salaires des directeurs).
À l’automne 2018, elle a écrit un billet de blog plein de sagesse sur la pénurie de femmes PDG dans les grandes entreprises. Elle donnait notamment ce conseil aux femmes : “Lors d’un entretien, nous devons être deux fois plus douées que les hommes, pour surmonter les lacunes sur nos CV et le risque que pose notre différence présumée. J’ai l’impression qu’on ne s’en rend pas bien compte.” C’est certain, mais en 2019, c’est aussi incroyablement agaçant.
Pendant combien de temps les femmes devront-elles prouver qu’elles sont deux fois plus douées que les hommes pour espérer de meilleures perspectives professionnelles ? Que faut-il faire pour changer les choses ? Autrement dit, pourquoi tant d’hommes incompétents deviennent-ils dirigeants ? Cette question est le titre d’un livre écrit par Tomas Chamorro-Premuzic, professeur de psychologie dans l’entreprise [Why Do so Many Incompetent Men Become Leaders ?, non traduit en français]. Il estime que les hommes ineptes bénéficient de notre tendance à mélanger confiance en soi et talents de dirigeant.

Repenser les attributs du bon patron

Selon lui, les narcissiques autoritaires, qui, statistiquement, sont plus souvent des hommes, parviennent plus facilement à décrocher des postes à haute responsabilité, aux dépens de personnes plus compétentes, attentionnées et humbles – souvent des femmes. Nous devons repenser les attributs d’un bon patron.
II n’a pas tort. J’ai en tête de nombreuses personnes, hommes et femmes, qui se font doubler par des grandes gueules arrogantes et incompétentes. Malgré tout, l’idée que les femmes sont intrinsèquement plus gentilles, qu’elles ont un meilleur fond que les hommes, est dangereuse. C’est une pente glissante qui mène précisément au déterminisme biologique dont souffrent les femmes depuis si longtemps.

À quand la journée des femmes nulles ?

On en revient aussi à la tentation énervante d’aduler les femmes les plus brillantes et extraordinaires à l’occasion de la Journée internationale des femmes. D’ailleurs, j’ai toujours voulu qu’on crée une journée internationale des femmes nulles. Ça nous permettrait d’évoquer Parise Leandra Marciana Gale : ce mannequin a tellement bu dans l’avion qu’en arrivant à Londres il se croyait encore au Maroc. Dans le monde des affaires, citons Sheryl Sandberg (directrice générale de Facebook), figure autoproclamée du féminisme suite à la publication de son livre En avant toutes. Elle n’est plus en odeur de sainteté en raison de sa gestion des nombreuses polémiques dont Facebook fait l’objet.
Et n’oublions pas Elizabeth Holmes, 35 ans, qui a été comparée à Steve Jobs pendant un temps : aujourd’hui, elle est accusée d’avoir escroqué les investisseurs de sa start-up, Theranos, qui promettait une nouvelle technologie permettant de réaliser des tests sanguins à bas prix. Je plaisante, bien sûr. Malgré tout, il est légitime de se rebeller contre les attentes lassantes selon lesquelles les femmes devraient toujours être plus compétentes, honnêtes, généreuses et admirables. Exigeons, comme tous les hommes, un droit à l’incompétence, à la fainéantise et à l’inefficacité. Voilà l’égalité, la vraie.