Un chauffeur de bus a été condamné, mercredi, à cinq ans d’emprisonnement dont dix-huit mois ferme par la cour d’assises du Val-d’Oise pour l’expulsion fatale de son passager.
Il se prénommait Issam, ou peut-être Rachid ou encore Samy. Il se nommait Moulayrchid, ou Saat ou Saadi. Il était né au Maroc ou en Algérie. Il était âgé de 37 ans, peut-être 38. C’est tout ce que le fichier des empreintes digitales a permis de savoir de lui. « Dans ce dossier, la victime nous a donné plus de travail que l’auteur », dit l’enquêteur de police. Il avait 2,5 grammes d’alcool, de la nicotine, de la caféine, des benzodiazépines dans le sang, un foie malade, un cœur fatigué, des sutures sur le visage. « Il n’était pas éligible au don d’organes », dit pudiquement le médecin légiste.
Issam ne possédait qu’une sacoche. Elle contenait un téléphone portable qui ne lui appartenait pas, une montre en acier, trois briquets, un couteau multifonction, une pince Facom, deux paquets de mouchoirs en papier, une écharpe multicolore, une paire de chaussures montantes marron, un bonnet noir, un manteau bleu foncé, un tee-shirt noir, un pull-over gris, quatre pièces de 10 centimes, une pièce de 5 centimes, deux pièces de 2 centimes, deux pièces de 1 centime, et vingt-quatre tickets RATP. Il était SDF. Il a été enterré dans le carré des indigents du cimetière de Gonesse (Val-d’Oise). Voilà pour sa vie.
Sur sa mort, on en sait bien davantage. Les trois caméras du Noctilien 44, au terminus de Garges-Sarcelles, en ont enregistré chaque seconde entre 4 h 18 et 4 h 19. Leurs images ont été diffusées sur grand écran devant la cour d’assises du Val-d’Oise à Pontoise, qui jugeait Patrice L., 55 ans, ex-machiniste de la RATP, accusé de violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner et de non-assistance à personne en péril.
Ce soir-là, Patrice L. a pris son service à 23 heures. Il était de repos, mais il avait accepté de remplacer un collègue malade. Patrice L. était « toujours prêt à rendre service », dit son ancien chef. Le 23 février était un jeudi, il avait fait « matin, nuit, nuit » les jours précédents. Au volant du Noctilien 44, gare de l’Est, Patrice L. attend les voyageurs. Dans ce sens, ce sont, au mieux, ceux qui rentrent se coucher. Pas vraiment les passagers préférés des machinistes. Il est 3 h 20, la caméra tourne, Issam est le dernier à monter dans le bus. Il porte un bonnet et une écharpe nouée autour du cou. Il fait froid dehors, le SDF a déjà fait deux fois l’aller-retour complet sur la ligne 44. Patrice L. s’adresse à lui, index levé : « Ecoutez bien. Vous allez au terminus si vous voulez. Mais quand je repars, vous montez pas avec moi. Je préfère vous prévenir avant, pour qu’il n’y ait pas de soucis là-bas ! »
« Je ne me suis pas reconnu »
Le bus roule dans la nuit, une enceinte crachote de la musique, Patrice L. sifflote en rythme. Un voyageur ivre s’approche de lui, désigne à grands gestes furieux le SDF couché au fond du bus. « Il a insulté ma mère. Il a un schlass. Moi aussi, j’en ai un ! Faites-le descendre ! » « Je ne peux pas », répond d’un ton placide Patrice L. Le voyageur s’éclipse à l’arrêt suivant. Le bus poursuit sa route jusqu’au terminus. Il est 4 h 17, tout le monde descend, sauf le SDF. « Monsieur, vous descendez ! » Une fois, deux fois. Patrice L. s’énerve, le tire par l’écharpe, le SDF tombe, se relève en titubant. Patrice L. lui arrache sa sacoche et la lance au dehors. « Vous sortez ! »crie-t-il. Le SDF s’accroche à la rampe, Patrice L. est derrière lui. Il le tire de toutes ses forces par l’écharpe, le SDF résiste, puis lâche d’un coup, il est projeté sur le trottoir. Patrice L. va garer le bus quelques mètres plus loin.
Une grappe de voyageurs patiente déjà. Ceux-là sont les lève-tôt qui partent travailler. « Ça m’énerve à force, tous les jours c’est la même chose », leur dit-il en désignant le SDF couché sur le parvis. Les têtes se tournent, les discussions reprennent. Un homme s’approche du corps immobile, lui donne un léger coup de pied, puis un deuxième, et appelle le 18. « Vous êtes sûr qu’il a besoin de secours ? Des fois, les SDF, ils dorment, faut pas les déranger », lui dit le permanencier. Il décide tout de même d’envoyer les pompiers. Patrice L. démarre sa dernière tournée de la nuit, il ne les voit pas arriver.
Quand les policiers viennent l’arrêter une semaine plus tard, il apprend tout en même temps : la mort du SDF et l’accusation de l’avoir causée. Il découvre les images vidéo dans le bureau du juge d’instruction. « C’est là que j’ai réalisé la gravité. Je ne me suis pas reconnu. » Il est placé en détention, la RATP lui signifie dans la foulée son licenciement sans indemnité. Il y travaillait depuis quinze ans. Les autres machinistes le surnommaient « Saint Patrice ». Jovial et pacificateur au boulot. Messe en famille le samedi. Entraîneur de foot pour les gamins et tournois avec les vétérans le dimanche.
Ses collègues sont tous venus, pour le procès. Tous antillais, comme lui. Le président Jean-Christophe Hullin leur demande : « Il faut être volontaire pour le Noctilien ? – Il faut être courageux. » Sur la ligne 44, « tout ce que vous ne voyez pas le jour, on le voit la nuit », résume l’un d’eux. Il énumère : « Gare du Nord, les toxicos. Marcadet, les prostituées. Saint-Ouen, les stupéfiants. Saint-Denis, les trafiquants. Après, Sarcelles, c’est plus calme. » Patrice L. avait demandé le Noctilien pour partager avec son épouse le quotidien de leurs trois enfants et pour la prime qui aidait à financer les traites du pavillon. Leurs horaires sont décalés, elle est gardienne de la paix à Paris. « On a toujours été du côté de la loi »,dit Christelle. « J’ai un mort sur la conscience, je ne me trouve pas d’excuses », dit Patrice L.
Alarme discrète
L’avocate générale ne lui en trouve pas non plus. Patrice L., dit-elle, « avait le choix » de laisser Issam dans le bus. Il « avait le choix » d’actionner « l’alarme discrète », ce petit bouton qui alerte les équipes de sécurité de la RATP ou la police en cas d’incident. « C’est dans le process, il aurait dû », avait dit la responsable du Noctilien. L’alarme discrète, Patrice L. ne l’a déclenchée que trois fois au cours de ses deux dernières années de service. « Je ne sais pas si vous êtes déjà montée dans un bus de nuit dans votre vie, répond-il. Parce que c’est compliqué. On nous dit qu’il faut faire ci, qu’il faut faire ça. Tout est théorique. Et c’est toujours au machiniste de se débrouiller seul. » Laisser un SDF dans le bus ? « Ils pissent, parfois pire. Et les voyageurs nous disent que ça pue. Et pendant le plan Vigipirate, on nous interdisait de laisser quelqu’un dans le bus quand on en descendait. » Déclencher l’alarme ? « Quand on est en banlieue, la sécurité met trente ou quarante minutes pour arriver. En attendant, le bus est immobilisé. Et les voyageurs ratent leur correspondance pour aller travailler. La nuit, on a un impératif, c’est de rouler. La responsable, dans son bureau, elle voit pas tout ça ! »
Patrice L. n’est pas seul sur le banc de la cour d’assises. A côté de lui, il y a Stéphane L. La police l’avait repéré sur la caméra. La justice l’a poursuivi pour non-assistance à personne en péril. « Moi, je suis assis tous les matins au même endroit », dit Stéphane L. Il a 55 ans, il travaille dans une imprimerie de l’autre côté de Paris, à 90 kilomètres de chez lui. Ses 1 300 euros de salaire ne lui permettent pas de payer l’essence. Chaque matin, à 3 h 30, son voisin cantonnier le dépose à la gare de Garges. Stéphane L. attend là, pendant une heure, le premier train de 5 h 10.
Le 24 février, il était sur son banc, il a tout vu. Il n’a rien dit, il connaît un peu Patrice L., le matin ils se serrent la main. Il ne comprend pas vraiment ce qu’il fait là, devant la cour d’assises. « Moi, j’en vois tous les jours des SDF qui sont saouls. »
L’avocate générale a requis huit ans de prison contre Patrice L. et deux ans avec sursis contre Stéphane L. La cour et les jurés du Val-d’Oise ont été moins fermes avec la loi, plus près de la vie. Ils ont condamné le machiniste à cinq ans d’emprisonnement dont un an et demi ferme. Ils ont relaxé les deux hommes du délit de non-assistance. Patrice L. va pouvoir retirer son bracelet électronique et reprendre son nouveau travail de chauffeur de poids lourds. Le machiniste et l’homme du banc se sont serré la main en partant, comme ils le faisaient chaque matin, avant.
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