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vendredi 8 février 2019

Gériatrie : «Ici, c’est le lieu qui s’adapte au patient»

Par Eric Favereau, photos Cyril Zannettacci — 
Dans l’unité cognitive comportementale de l’hôpital gériatrique Corentin Celton, à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), en janvier.
Dans l’unité cognitive comportementale de l’hôpital gériatrique Corentin Celton, à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), en janvier. Photo Cyril Zannettacci pour Libération

A Issy-les-Moulineaux, une unité spécialisée de l’hôpital Corentin-Celton accueille avec succès pour quelques semaines des personnes âgées perturbées, parfois violentes. La règle d’or du personnel : accorder le plus de liberté possible aux résidents.

Le lieu est anodin, pas très grand, en forme de carré. Passé l’heure du dîner, c’est une drôle de ronde qui débute là. Une balade à la Fellini, incertaine, pour une nuit bien fragile. Quelques-uns des onze patients de l’unité vont se mettre à déambuler, à tourner sans fin, sans autre but que de ne pas s’arrêter ; certains, à l’inverse, se retranchent dans leur chambre. Une sorte de bateau ivre qui tangue mais laisse passer les vagues.
Nous nous trouvons, début janvier, au troisième étage de l’hôpital gériatrique Corentin-Celton de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), dans la très particulière «unité cognitive comportementale» (UCC), créée il y a dix ans à la suite du plan Alzheimer. Y sont accueillis pour quelques semaines (quarante jours en moyenne) des vieux très agités mais tous autonomes physiquement. Des personnes âgées que les maisons de retraite ou les proches n’arrivent plus à «gérer». Aujourd’hui, il y a plusieurs dizaines d’unités de ce type en France. Le lieu est fermé, avec dans le cahier des charges un peu plus de personnel que dans celles dites de long séjour.
Paris, vendredi 1 février 2019, Service du Professeur Olivier Saint-Jean, chef de service de gériatrie à l’hôpital européen Georges-Pompidou, ici le service de gérontologie de l'hopital Corentin-Celton, service fermé pour des patients avec troubles cognitifs.
Les personnes âgées de l'unité cognitive comportementale (UCC) de l'hôpital gériatrique Corentin-Celton sont accueillies pour quarante jours en moyenne. Aujourd’hui, il y a plusieurs dizaines d’unités de ce type en France. Photo Cyril Zannettacci. VU pour Libération
Quand ils arrivent là, les vieux débarquent sans trop comprendre, perdus. Et sans leur consentement la plupart du temps. Soyons honnêtes, avant de se rendre dans cette unité, on redoutait le pire : se retrouver dans un sinistre service de vieux dépendants attendant tristement la fin. Et là, à l’hôpital Corentin-Celton, on a l’impression d’une oasis, comme un petit miracle. Et cela est d’autant plus frappant à l’heure où la règle est de dénoncer la façon dont la société prend en charge les personnes les plus âgées. C’est une humanité fragilisée qui vit là. La nuit surtout, quand il faut tenir encore un peu, jusqu’au jour prochain.

Le personnel de l’Ehpad n’en pouvait plus

«On ne sait jamais comment sera la nuit», nous a dit dans un grand sourire une infirmière. 19 h 30, le moment charnière. La nuit sera-t-elle calme ? Il y a quelque temps, une veille femme a mis à cran toute l’unité par ses cris incessants. «On a beaucoup de mal avec la très grande anxiété, lâche la docteure Véronique Mangin d’Ouince, qui dirige cette unité dans le service du professeur Olivier Saint-Jean. Les médicaments ne marchent pas tous et certains des patients restent avec des anxiétés terribles que l’on a bien du mal à soulager.»
Paris, vendredi 1 février 2019, Service du Professeur Olivier Saint-Jean, chef de service de gériatrie à l’hôpital européen Georges-Pompidou, ici le service de gérontologie de l'hopital Corentin-Celton, service fermé pour des patients avec troubles cognitifs.
Le lieu est fermé. Les personnes âgées agités, mais autonomes physiquement, viennent sans leur consentement la plupart du temps. Photo Cyril Zannettacci. VU pour Libération
Ce soir-là, tout semble fragile. Juste après le dîner, on avait le sentiment que chacun restait sur ses gardes. «C’est imprévisible, nous dit l’infirmière. Mais on s’adapte. Ici, c’est la règle, c’est le lieu qui s’adapte aux patients et non l’inverse.» Et c’est exact : la personne âgée veut-elle aller se coucher ? Se lever, marcher, rester au lit ? Se laver ou encore manger ? «Jamais on ne force, sauf bien sûr, cas extrême, si le malade est trop incontinent…»
Que va faire M. X., 79 ans, arrivé il y a douze jours ? L’homme est grand. Et déroutant : un grand sourire permanent, un rien figé, il marche comme un automate, puis s’arrête. Que cherche-t-il ? Soudain, il retourne dans sa chambre. Il tire alors le drap pour recouvrir tout son corps. Et surveille le couloir du regard.
D’ordinaire, M. X. vit dans un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) mais depuis la mort, il y a quelques mois, d’une résidente dont il était proche, il a perdu le sens de la vie. Remonté, agité, parfois agressif, il s’est fracturé le poignet à force de taper sur les murs. Le personnel de l’Ehpad n’en pouvait plus. Alors, quand il y a eu une place dans l’UCC, il est venu pour quelques semaines. «Passé la première semaine, il n’était plus du tout agressif, mais il faut bien le suivre. Récemment, il a fait tomber un [autre patient], brutalement.» Cette nuit, comme d’habitude, M. X. va sortir de sa chambre puis s’asseoir. Avant d’y retourner et d’en refermer la porte.

Quel est ce drôle de ballet ?

«On doit être vigilant, surtout avec Mme R.», nous dit une aide soignante qui ne la quitte pas des yeux, car elle est toute frêle. Et agace parfois les autres patients. Elle aussi a l’habitude de marcher sans arrêt. Puis de se coller à vous et de vous parler sans fin. On a du mal à la comprendre ; on aimerait faire un pas de côté et l’oublier, mais brutalement, avec son petit pas saccadé, elle se colle de nouveau, pleure des larmes qui ont du mal à couler : «Je suis triste, si triste.» L’aide soignante a été incroyable cet après-midi-là. Pendant des heures, déjà, elle lui a tenu la main. Et ce soir, elle lui caresse le bras. Cela peut durer des heures et des heures.
20 heures. Quel est ce drôle de ballet qui échappe à toute règle ? Le comprendre n’a pas de sens, il faut juste éviter que tout s’emballe. «Cela peut vite s’envenimer si un patient se met à crier», nous dit cette femme qui a préparé les repas. Rien n’est sûr.
Cette nuit, Mme C., 91 ans, va peut-être aller se coucher tranquillement. Dans l’après-midi, la médecin a passé un long moment avec elle pour lui dire une énième fois qu’elle ne devait pas s’inquiéter, qu’elle pourra rester ici encore quelques semaines : «C’est vrai, vous me le promettez ?» a encore demandé la patiente. Et cette fois, allez savoir, Mme C. semble l’avoir entendue : la voilà toute rassurée, alors qu’il fait sombre dehors. Mme C., menue, vous regarde avec force. Elle vous explique que la porte de sa chambre reste ouverte. Mais voilà, quand elle s’y trouve, elle vide tout. «Son mari est mort il y a deux ans, elle s’est mise à tout jeter par la fenêtre», nous raconte une aide soignante. Sa fille n’en pouvait plus.
Paris, vendredi 1 février 2019, Service du Professeur Olivier Saint-Jean, chef de service de gériatrie à l’hôpital européen Georges-Pompidou, ici le service de gérontologie de l'hopital Corentin-Celton, service fermé pour des patients avec troubles cognitifs.
Et certains ont beau avoir perdu leur tête, ils peuvent surprendre. Une patiente, à qui on demandait ce qui lui manquait, nous a répondu, comme une évidence : «L’amitié.» Photo Cyril Zannettacci. VU pour Libération

Ce soir, Mme C. a dîné avec Mme D., qui est venue avec son dossier. On lui demande ce qu’il y a dedans. Elle semble se méfier. «J’ai une petite-cousine qui veut mon appartement. Vous trouvez cela normal ?» Puis : «Je veux partir.» D’un coup, elle se lève. Agée de 92 ans, elle a passé presque toute sa vie dans une sorte de secte. «Elle vient d’un Ehpad pour refus de soins, anxiété, cris. Elle est hyperanxieuse», explique la psychologue. La nuit, Mme D. marche sur un fil : elle tourne, hésite, s’emporte vite.
M. D., lui, était, brocanteur. A 89 ans, il est venu directement de son domicile après un AVC qui l’a laissé bien tourmenté. Toutes les nuits, il se lève à 4 heures et frappe aux portes. Au début de son séjour à l’UCC, il voulait partir, essayant même de se glisser par l’ouverture des fenêtres qui s’entrebâillent à peine. «C’est un homme libre, raconte la médecin. Et il n’aime pas être là.» Et Mme V, 79 ans, élégante avec son sac, que va-t-elle faire cette nuit ? Elle cherche de la présence. Bien coiffée, bien habillée, elle baragouine, regarde avec un brin de mépris tous ces gens qui l’entourent. Mais elle est contente car elle a obtenu un bracelet jaune qui lui permet d’ouvrir sa chambre sans passer par le personnel soignant. Mme V. répète, nous dit-on, le même parcours entre sa chambre et la table du déjeuner. Elle parle bien, mais parfois tout se noie. «C’est depuis un cambriolage chez elle qu’elle a perdu pied, nous a raconté la psychologue. Elle s’est mise à tout cacher. Et pour [la faire] venir ici, on lui a fait croire que c’était juste pour un bilan de santé.» Au début de son séjour, elle restait longtemps près de la porte qui conduit… à l’extérieur de l’unité.
La nuit - et c’est un luxe -, il y a deux aides soignantes, et une infirmière pour tout l’étage. «Ce n’est pas toujours gagné, raconte un membre de l’équipe soignante. Car quand il manque une aide soignante ou une infirmière dans les autres services, il faut que la médecin résiste pour qu’on ne nous l’enlève pas. Et c’est essentiel. Ici, cela marche parce qu’on est en nombre.» Une aide soignante, Fanny, nous a dit combien elle est heureuse de travailler dans cette unité : «On se sent utile. Quand on voit nos vieux partir après quelques semaines, on est content. Ils vont mieux, ils ne sont plus agressifs, ils ne sont plus abrutis par des médicaments. Et en tant qu’aide soignante, je vous le dis, c’est épanouissant», raconte celle qui travaille à l’UCC depuis le début, en 2012. Fanny est impressionnante. Elle n’a rien d’une Bisounours : «Ici, on fait notre métier, voilà, on s’adapte à eux. Et je peux vous dire que d’un coup, l’agressivité baisse.» Mais la violence des vieux patients ? «D’abord, on exagère beaucoup leur violence : parfois, on reçoit un crachat. Ensuite on est formé. Mais on le sait, ce n’est pas de leur faute. Et puis on n’est jamais tout seul, je n’ai jamais eu peur. Mais c’est vrai, je peux avoir peur pour un autre patient.» Etonnant micromonde où l’on fait confiance, où le personnel soignant ne se plaint pas, où tout est centré sur le patient même si celui-ci vous épuise.
Et certains ont beau avoir perdu leur tête, ils peuvent surprendre. Une patiente, à qui on demandait ce qui lui manquait, nous a répondu, comme une évidence : «L’amitié.» Puis a ajouté : «Ici, ce qui est pénible, ce sont les états d’âme, surtout quand on n’est pas bien.» Un vieux monsieur, qui écoutait distraitement : «Vous avez passé une bonne journée ?»Réponse de l’intéressée : «Je ne sais pas, j’essaie de ne pas y penser.» Puis : «Aujourd’hui, vous aurez beaucoup dormi ?» «Oh, oui, oui, c’est cela qui me tient !»

«Jamais de contention physique»

Des mots qui résistent à la démence. «On est présent, c’est surtout ça, mais il nous manque un jardin, un endroit extérieur», analyse Véronique Mangin d’Ouince. Et d’expliquer leur prise en charge : «Quand ils arrivent, le premier objectif est de diminuer le traitement qui les endort. Au début, on prenait des patients pas trop vieux. Ce n’est plus le cas, nous sommes dans un hôpital gériatrique ; nous ne prenons que des patients de plus de 75 ans, et pas de patients psychiatriques, car ce ne sont pas les mêmes. Un dément et un vieux psychotique, ce n’est pas la même prise en charge. […] Tous les jours, il y a un atelier le matin, et un autre le soir. Ils viennent ou ne viennent pas.» Toutes les semaines, elle retrouve le chef de service, le Pr Olivier Saint-Jean, et la psychologue pour décortiquer l’histoire du malade, afin de mieux comprendre. «Ce qui m’a impressionné, c’est que l’on voit combien leurs troubles du comportement sont expliqués par l’histoire de [leur] vie, dit Véronique Mangin d’Ouince. Ils sont déments, certes, mais leurs troubles du comportement se développent aussi quand le soignant est à bout.»
«La première semaine, on fait de l’observationnel, et en même temps on diminue tous les traitements.» Et la contention ? «Jamais de contention physique», a tranché Olivier Saint-Jean. «On laisse faire, on s’adapte. Mais bien sûr la déambulation, et en particulier la nuit, ce n’est pas toujours simple», insiste Véronique Mangin d’Ouince.
Cette nuit-là, tout s’est plutôt bien passé. Peu de cris, pas de bousculades. «Des patients déments, qui vous reconnaissent le matin ? C’est top, non ?» lâche Fanny, qui reprend son service.

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