Dans son nouveau livre, l’écrivain emprunte les chemins de traverse pour évoquer, sur le mode picaresque, ce qu’il doit aux siens.
Peu de situations sont aussi propices à se raconter des histoires que les voyages. Surtout si l’on s’y ennuie ferme, chargé que l’on est de transporter un canapé-lit depuis la maison d‘une aïeule disparue, à Créteil (Val-de-Marne), jusqu’à la ferme familiale du Cantal. Le Voyage du canapé-lit nous place ainsi à l’avant d’un Jumper, véhicule à la fois pratique et inconfortable, qui achemine par les petites routes l’imposant meuble et ses trois compagnons, le narrateur, son frère et la femme de ce dernier. D’aucuns ont eu, avant Pierre Jourde, l’idée de mettre en scène un voyage où le dialogue entre deux hommes serait le théâtre de digressions variées sur l’amour et la destinée. L’auteur, qui ne veut tromper personne, place en exergue de son texte une citation de Jacques le fataliste, modèle incontestable de cette épopée auvergnate à l’heure des camionnettes de location. La littérature picaresque n’étant pas avare d’antécédents fameux, nous sommes aussi sous le haut patronage de Laurence Sterne (1713-1768) – et, puisque Denis Diderot (1713-1784) se prévalait déjà de celui-ci, la boucle est pour ainsi dire bouclée.
Comme Jacques le fataliste, Le Voyage du canapé-lit est un hommage à la gratuité romanesque. Diderot n’annonçait pas autre chose : « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? » De même, pourquoi s’atteler à la tâche de transporter un canapé-lit hors d’âge sur les ordres d’une mère qui n’a rien à offrir que la pingrerie ancestrale de la famille pour justifier ce voyage ? Pour rien, finira-t-on par admettre une fois le meuble échoué au grenier. Mais le déplacement, en camionnette ou à cheval, est un excellent prétexte pour entamer le dialogue (donc entrer dans la fiction) et un très bon moteur romanesque. Les aléas du voyage étant ce qu’ils sont, on peut croiser en cours de route une aubergiste bavarde, affronter par erreur un chevalier ou enfermer sa belle-sœur, pour la blague, à l’arrière d’un Jumper.
Pourquoi s’atteler à la tâche de transporter un canapé-lit hors d’âge sur les ordres d’une mère qui n’a rien à offrir que la pingrerie ancestrale de la famille pour justifier ce voyage ?
Cela étant posé, notre narrateur s’éloigne de son modèle pour faire du Voyage du canapé-lit le récit-cadre des aventures de Pierre Jourde en terre hostile. Car oui, comme on n’est plus à ça près, les dialogues entre les convoyeurs du canapé-lit ont été inventés, mais pas les digressions, qui sont autobiographiques. Se suivent ainsi de multiples anecdotes plus ou moins calamiteuses où l’auteur – parfois flanqué de son frère – se retrouve en proie aux embarras gastriques dans la jungle guatémaltèque ou l’Himalaya. On rit de page en page, en particulier quand, revenu à des souvenirs parisiens, l’écrivain raconte comment une tasse de thé aux effets diurétiques mal anticipés a gâché la remise de son prix à l’Académie française, ou comment une confrontation avec Christine Angot est devenue, à la faveur du téléphone arabe germanopratin, une scène à la tension dramatique insoutenable, céramique brisée et hauts cris, alors que, dans la vraie vie, avoue l’auteur, il n’a guère été question que d’un gobelet en plastique jeté à terre par la romancière.
Une introspection inattendue
Où nous mènera donc ce voyage, qui ne semble accompli que pour le plaisir des mots, celui de répéter « Chichicastenango », un nom de ville à l’exotisme facile, comme le narrateur de Diderot s’amusait à répéter, pour le faire exister, le « poète de Pondichéry » ? L’agilité de Pierre Jourde, son sens de l’humour – qui ne sont plus à prouver – font naître autre chose. La somme des aventures contées, où toujours les tasses se brisent, les sacoches se perdent, les kayaks se dégonflent et manquent à chaque fois de jeter les voyageurs dans la catastrophe, nous entraîne vers une introspection inattendue, sur la capacité de l’auteur à chercher le point de friction, le point de non-retour au-delà duquel les vrais ennuis commencent – avec le reste du monde littéraire comme avec les militaires du fin fond de l’Amazonie.
En cheminant vers le hameau de l’enfance, la cabine du Jumper se mue aussi en cellule de thérapie familiale, celle des frères Jourde, inquiets de voir se perpétuer, à leur corps défendant, cette lignée modeste et taiseuse qui refuse obstinément de témoigner son amour aux autres et de jeter les meubles hors d’usage. A mesure que l’Auvergne se rapproche, les souvenirs se font plus anciens, plus archaïques, la réflexion s’enclenche comme malgré l’auteur qui, la plaisanterie facile et le verbe haut, s’emploie depuis toujours à pourfendre le narcissisme de ses contemporains. Le voilà face à ce que la littérature peut offrir de plus vertigineux à celui qui accepte de s’y colleter : une vérité sur soi-même et sur ce que l’on cherche en écrivant.
Lire un extrait sur le site des éditions Gallimard.
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