Jean-Claude Romand lors de son procès à Bourg-en-Bresse (Ain), le 5 juin 1996. Photo Fayolle Pascal. Sipa
Condamné à une peine de perpétuité, le faux docteur qui avait assassiné sa famille en 1993 après plus de quinze ans d’imposture a présenté une demande de libération conditionnelle en septembre. Après plusieurs reports, la justice l’a finalement rejetée vendredi.
Depuis 2015, il pouvait prétendre à un horizon sans grillage ni miradors. Pourtant, il n’en avait jamais fait la demande. Jusqu’à ce jour de septembre 2018, où les magistrats du tribunal d’application des peines (TAP) de Châteauroux, dans l’Indre, ont vu arriver sur leur bureau un fragment d’histoire criminelle, un dossier estampillé «Jean-Claude Romand». Condamné à une peine de perpétuité assortie de vingt-deux ans de sûreté, celui que la presse surnomme «le docteur Romand» s’est décidé à demander une libération conditionnelle. Après plusieurs reports, celle-ci a finalement été examinée le 31 janvier par le TAP. «C’est un détenu qui ne pose aucun problème, sans passé disciplinaire, analyse-t-on à l’administration pénitentiaire. Mais la vraie question qui se pose, c’est : est-ce qu’il a compris le sens de sa peine ? Est-ce qu’il a réfléchi à ce qu’il a fait ?» Vendredi, les juges ont suivi la position du parquet et décidé que les portes de la prison de Saint-Maur resteraient closes. «En dépit de son parcours d’exécution de peine satisfaisant, les éléments du projet présenté et de sa personnalité ne permettent pas, en l’état, d’assurer un juste équilibre entre le respect des intérêts de la société, des droits des victimes et de la réinsertion du condamné», a indiqué Stéphanie Aouine, la procureure de la République de Châteauroux, dans un communiqué de presse. Un quart de siècle après les faits, la personnalité de Jean-Claude Romand semble donc toujours semer le trouble aux yeux des magistrats.
«Anéantissement»
C’était au temps des procès-verbaux à l’écriture typographique, au temps où il existait encore un crime de«parricide» et où on évoquait le «corps du délit». L’histoire tiendrait presque en une seule phrase, celle qui sert d’incipit à l’ordonnance de renvoi devant la cour d’assises : «Le samedi 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand assassinait sa femme et ses deux enfants, ses père et mère, avant d’essayer, en vain, de tuer celle qui aurait été son ancienne maîtresse.» Voilà. Un homme a méthodiquement tué tous ceux qu’il aimait. Il a fracassé le crâne de son épouse avec un rouleau à pâtisserie, il a regardé les Trois Petits Cochons avec ses enfants avant de tirer une balle dans la tête de sa fille, 7 ans, et d’en réserver une autre à son fils de 5 ans. Le lendemain, il s’est rendu dans la maison familiale de Clairvaux-les-Lacs (Jura), il a déjeuné avec ses parents et, après avoir avalé ses haricots, les a tués d’un coup de carabine. Jean-Claude Romand a aussi éliminé le labrador de son enfance. Puis il a tenté d’en finir avec sa maîtresse. Elle s’est débattue. Il a renoncé. Finalement, il a voulu se suicider en mettant le feu à la maison. Mais cette fois, il a raté.
L’ordonnance de mise en accusation parle d’«anéantissement», un mot qui, mieux que tous les autres, décrit ces crimes. D’un même geste, Jean-Claude Romand a gommé sa vie et tous ceux qui en faisaient partie. Lors du procès devant la cour d’assises de Bourg-en-Bresse, en 1996, chacun cherchera à comprendre ce qui est arrivé à ce fils unique de forestiers élevé par des parents aimants. Les jurés remontent méticuleusement la chronologie : l’inscription en médecine à Lyon, l’élève moyen, le redoublement de la deuxième année. «C’est le début de mon imposture, indique Jean-Claude Romand. Je ne pouvais pas imaginer jusqu’où elle m’entraînerait…»
De 1974 à 1986, il se réinscrit, rentrée après rentrée, en deuxième année. Personne n’en saura rien, pas même Florence, une cousine par alliance qu’il épouse en 1980. Les études «terminées», ils emménagent dans un coquet pavillon en bordure de la Suisse, à Prévessin-Moëns, route de Bellevue. Jean-Claude Romand s’invente une vie toute lisse, conforme aux impératifs sociaux : un travail à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), des relations haut placées, des colloques à l’étranger.
Le décor est planté. Une tragédie bourgeoise dans une ambiance ouatée : les parents qui travaillent, les enfants qui vont au catéchisme, les repas dominicaux entre amis. Dans ce monde où il fait «comme si», sa femme, Florence, le regarde partir chaque matin sacoche sous le bras. Jean-Claude Romand passe ses journées seul dans sa voiture-bureau. Pour couvrir la supercherie, il emprunte, pique, vole, escroque. Il pille les siens avec parcimonie mais entrain, se faisant remettre 378 000 francs par son beau-père, 50 000 par un oncle, 10 000 par des proches. Quelques chèques par-ci, quelques autres par-là. Au total, l’abus de confiance sera estimé à 2,5 millions de francs. Qui irait se méfier du docteur à l’assurance tranquille et à la douce modestie ?
Ce n’est qu’en 1992 que le vernis commence à se craqueler. Florence exprime des doutes. Chantal, sa maîtresse, voudrait bien récupérer les 900 000 francs qu’elle a prêtés. Puis les banques se font menaçantes. Sans compter cet ami qui se pose des questions parce que le nom de Romand ne figure pas sur le listing de l’OMS. Au juge d’instruction, pour expliquer son geste meurtrier, Jean-Claude Romand murmure : «C’est peut-être pour supprimer leur regard.»«Mythomane atteint d’une pathologie narcissique»,tranchent les experts.
Comment peut-on traverser la vie avec une telle absence de soi ? Jean-Claude Romand ne donnera pas vraiment d’explications lors de son procès. «Peur de décevoir», bredouillera-t-il. Ou encore : «Je n’ai pas de réponse […]. Un premier mensonge en appelle un autre et c’est pour la vie.» David Dufresne, le chroniqueur de Libération,évoquait en 2000 la frustration sur les bancs de la presse. «On avait envie de secouer tout ce beau monde : après vingt ans de mensonges, vingt ans de vie double, après le quintuple meurtre… Personne ne pouvait se satisfaire de ces mots : "Je sais, ça paraît invraisemblable."»
Après le verdict le condamnant à la perpétuité, Jean-Claude Romand retourne en prison, laissant derrière lui la béance de l’incompréhension. S’y engouffreront des romanciers (Emmanuel Carrère) et cinéastes (Laurent Cantet, Nicole Garcia), s’emparant de cette existence déjà fictive pour tenter d’y chercher une vérité universelle, de percer le mystère d’un homme désespérément ordinaire.
Art de vivre
Jean-Claude Romand est devenu une sorte de référence dans les annales criminelles. A chaque affaire impliquant un petit ou grand falsificateur de l’existence, on lit invariablement la comparaison avec le faux médecin. Comme si, plus encore que l’empreinte de son crime, il avait laissé dans l’histoire celle de son imposture, celle de ce «je» de dupes.
L’affaire est célèbre parce qu’elle est celle de toutes les vies. Jean-Claude Romand - avec cette prédisposition patronymique - a poussé à l’extrême ce qui existe en chacun. Il a fait de la banale tricherie un art de vivre, des arrangements avec la réalité une routine, de la petite imposture personnelle une grande mystification. Ce n’est pas un hasard s’il a une tête de voisin de palier, avec ses lunettes dorées et son front dégarni. Il est monsieur Tout-le-Monde : il triche, il gomme, il ment, il raye. Dans une interview, Emmanuel Carrère, auteur de l’Adversaire, le dira très justement : il incarne ce «décalage entre le moi social et l’espèce de pauvre petit bonhomme tout nu tapi au fond de nous». Ou encore les mots de son avocat : «Jean-Claude Romand, il nous ressemble. Il pourrait être votre fils, votre cousin. C’est quelqu’un qui fait partie de notre univers. Il n’est pas né comme ça. C’est la vie qui l’a amené à ça.» Il est tous ceux qui s’inventent un peu mieux, qui rectifient le vernis social, rajustent discrètement le costume. Peut-être, après tout, n’était-il pas un grand imposteur, juste un petit truqueur qui a mieux prospéré ? Néanmoins, il a vécu le simulacre plus profondément que les autres. Pas simplement dans les dîners en ville mais dans l’intimité, dans la chambre à coucher. Jusqu’à ce que l’on découvre cinq cadavres et un faussaire de l’âme.
Finalement, ce n’est pas tant une double vie qu’un double vide. «Un mensonge, normalement, sert à recouvrir une vérité, quelque chose de honteux, peut-être, mais de réel. Le sien ne recouvrait rien. Sous le faux docteur Romand, il n’y avait pas de vrai Jean-Claude Romand», écrit Emmanuel Carrère. Comme si la liberté était paradoxalement advenue derrière les barreaux. «D’une certaine façon, c’est le meilleur endroit où il pouvait être. Tout le monde sait ce qu’il a fait, il n’a pas à dissimuler»,poursuit l’écrivain.
«Il recommence»
Détenu modèle, solitaire et entouré d’images pieuses, Jean-Claude Romand a mené une vie carcérale sans heurts. Les psychiatres qui l’avaient rencontré à la maison d’arrêt de Bourg-en-Bresse avant son procès notaient : «Jean-Claude Romand paraît avoir trouvé une certaine rédemption mystique qui l’aide à assumer sa culpabilité et la réalité de son procès.» Après avoir suivi une formation d’ingénieur du son, il a travaillé aux ateliers de restauration de documents sonores pour l’Institut national de l’audiovisuel (INA).
Jean-Claude Romand a-t-il réussi, en vingt-cinq ans, à répondre à tous les «pourquoi» ? Ceux qui l’avaient terrassé devant la cour d’assises ? «Est-ce qu’il s’est réinventé à nouveau une personnalité ou est-ce qu’il a changé ?» se demande chacun, signe de l’éternelle suspicion de duplicité qui plane au-dessus de lui. Le frère de son épouse assassinée, Emmanuel Crolet, vivement opposé à sa libération, s’indignait le 11 janvier au micro de France Bleu Pays de Savoie à cette évocation : «Il aura encore une fois manipulé le système pour arriver à ses fins. Il l’a fait il y a vingt-cinq ans, il recommence.» Jean-Claude Romand a désormais dix jours pour faire appel de la décision de rejet du TAP.
Au début de sa peine, il envoyait des passages de Camus à sa visiteuse de prison, dont cet extrait de la Chute : «Le mensonge est un beau crépuscule qui met chaque objet en valeur. On voit parfois plus clair dans celui qui ment que dans celui qui dit la vérité.» Désormais, il évolue dans un monde de la transparence, un monde où l’on exige la vérité «les yeux dans les yeux».
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