Notre chroniqueur s’intéresse à cette nouvelle génération de parents qui semble avoir trouvé dans la technologie la martingale leur assurant une éducation réussie. Raté.
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Pour des raisons qui seraient trop longues à exposer ici, j’ai eu mes deux enfants assez tard. Enfin, quand je dis « j’ai eu », il s’agit là d’une formule de style, car, en réalité, le plus grand mérite en revient bien entendu à ma femme. Toujours est-il qu’au moment de la naissance de notre premier fils, mon épouse avait 38 ans et moi 39, ce qui faisait déjà de nous de vieux parents, entourés de jeunes couples procréateurs. Selon une étude publiée par l’Insee en mars 2017, l’âge moyen du premier enfant en France pour une femme était de 28,5 ans en 2015. Faites un petit calcul et vous verrez : pendant que je me dirige lentement vers des problèmes d’arthrose, les millennials, eux, arrivent fringants à l’âge de la parentalité. Aux Etats-Unis, plus d’un million de femmes nées entre 1981 et 1996 deviennent mère chaque année (source : Pew Research Center). En 2016, elles étaient déjà à l’origine de 82 % des naissances.
Comme la mystique veut que les millennials ne fassent rien comme tout le monde, il a donc fallu donner un nom pour distinguer cette génération de parents avant-gardistes de celle qui l’avait poussivement précédée : le journaliste américain Bruce Feiler inventa alors le terme de « parennials », contraction de « parents » et de « millennials ». En tant que membre ronchon de la génération X, cette tendance à dégainer systématiquement des acronymes pour évoquer la modernité m’agace au plus haut point. Les « parennials » ? Et pourquoi pas les « bébénnials », tant qu’à y être, histoire de bien signifier que leurs enfants aussi sont différents !
Les fameux « petits cons »
En réalité, si le changement de couches reste une constante transgénérationnelle, certaines choses semblent effectivement avoir évolué, au premier rang desquelles l’appétit croissant pour une forme égalitariste de parentalité. D’après une étude du Pew Research Center datant de 2011, 72 % des millennials préfèrent une organisation familiale dans laquelle « le mari et son épouse ont chacun un travail et s’occupent tous deux des enfants et de la maison » (cette proposition ne recueillant que 63 % d’opinions favorables chez les membres de la génération X). Sensibles à la thématique de l’égalité, certains parennials utiliseraient désormais le terme de « coparents » pour se désigner l’un l’autre, dans le but de combattre les stéréotypes de genres associés aux termes « papa » et « maman ». J’avoue cependant n’avoir jamais entendu autour de moi une phrase telle que : « Pour ce qui est de changer vos couches, je vous prie, cher enfant, de vous adresser à l’autre coparent, car je suis en train de donner la tétée à mon compte Instagram. »
Je ne suis pas sûr, non plus, que les parennials existent vraiment, si ce n’est sous la forme d’un stéréotype agrégeant tous les fantasmes d’une époque. En réalité, la conceptualisation de cette figure caricaturale répond à un double besoin. Primo, formaliser notre détestation des générations qui viennent après nous (ces fameux « petits cons »). Secundo, s’interroger, beaucoup plus sérieusement, sur les mutations possibles de la parentalité à l’ère du numérique.
Chaleur rassurante du liquide techno-amniotique
Dans la presse américaine, il est bien spécifié, avec des accents de paradigme culpabilisant, que les parennials ne font rien comme les autres. Lorsque la maman trentenaire utilise une appli d’allaitement qui ne fonctionne pas très bien, elle décide tout simplement d’en concevoir une nouvelle, comme Anne K. Halsall, ingénieure dont l’histoire emblématique est rapportée par le New York Times. L’article qui relate cet empowerment maternel au moyen du numérique souligne que la démarche a été motivée par le fait que cette jeune mère ne trouvait pas de réponse satisfaisante auprès des experts en puériculture, dont les avis divergeaient.
Le parennial figurerait donc cet individu qui, face au caractère faillible de l’expertise humaine, préfère se plonger dans la chaleur rassurante du liquide techno-amniotique, peaufinant les détails d’une éducation algorithmique qui serait la synthèse optimisée de toutes les pratiques existantes.
La dynamique de la parentalité, consistant jusqu’alors à vouloir faire mieux que la génération précédente (ces fameux « vieux cons »), s’en trouve alors profondément bouleversée. Comme vous n’arriviez généralement pas à surpasser vos aïeux, l’humble reconnaissance de cette impossibilité, de cette limite, vous instituait alors véritablement comme parent, imparfait mais concret.
Ressources numériques inédites
A ce propos, je me souviens de mon père et de ma mère me répétant systématiquement cette phrase : « De toute façon, quoi qu’on fasse, ça sera raté… »Si ce gimmick a pu me paraître horrible à l’époque, j’en perçois maintenant toute la portée. Une éducation n’est « réussie » que si elle échappe aux plans initiaux de ses concepteurs, que si la singularité émergente de l’enfant parvient à déjouer l’ambition programmatique des parents, que si elle est « ratée ». C’est ce ratage, signe que quelque chose nous dépasse, qui permet à notre descendance d’embrasser le destin d’humain et non celui d’automate.
Articulé autour d’un fantasme de transcendance éducative au moyen de la technologie, le mythe du parennial charrie donc avec lui l’angoisse – sans doute abusive – d’une extinction de cette singularité. En cessant d’avoir pour modèle à dépasser la claudicante génération d’avant et en utilisant des ressources numériques inédites pour éviter les erreurs du passé, les parennials courraient ainsi le risque inouï de « réussir » l’éducation de leur progéniture. Et par là même, en substituant l’enfant parfait à l’enfant réel, de la « rater » totalement.
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