Soixante et un policiers et gendarmes ont mis fin à leurs jours depuis janvier. La présidente du Mouvement des policiers en colère est la dernière victime.
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Le compteur s’est figé sur le nombre 30. Les chiffres rouges se détachent sur fond noir, avec en arrière-plan le visage souriant de Maggy Biskupski. Le mouvement des policiers en colère a ajouté le nom de sa présidente à la liste déjà longue des agents qui se sont suicidés depuis le début de l’année 2018.
La jeune femme s’est donné la mort avec son arme de service à son domicile, lundi 12 novembre. Quelques jours plus tôt, un gendarme de la garde républicaine avait lui aussi mis fin à ses jours dans les jardins de l’hôtel Matignon, la résidence du premier ministre.
Faut-il interpréter le choix du lieu (de travail) ou de l’arme (de service) comme un message sur les conditions de vie ou le mal-être des policiers et gendarmes ?
Impossible à dire tant les raisons d’un passage à l’acte sont intimes, complexes et personnelles. Mais au-delà des situations individuelles, c’est bien le chiffre global qui envoie un avertissement clair chaque année : en 2018, on dénombre déjà 61 personnes qui se sont suicidées au sein des forces de l’ordre.
L’année est particulièrement difficile pour les gendarmes, qui comptent déjà 31 morts dans leurs rangs (contre 16 à la même époque en 2017). La police connaît, de son côté, un très relatif répit après la série noire de 2017 (46 morts en novembre dont une terrible semaine avec 8 décès), avec 30 morts à ce jour en 2018. Des variations statistiques macabres qui ont peu de sens, tant la tendance est lourde : depuis deux décennies, entre 60 et 70 membres des forces de l’ordre se suicident chaque année, sur une population de quelque 150 000 policiers et 100 000 gendarmes. Un chiffre bien supérieur à celui des victimes de crimes et d’accidents, une dizaine de morts par an.
Risques psychologiques importants
Les deux grandes forces de sécurité ont pourtant identifié le problème de longue date. Après la vague d’attentats de 1995, qui avait mis à l’épreuve les troupes, la police nationale s’était dotée l’année suivante d’un service de psychologues cliniciens, qui sont aujourd’hui 89 sur l’ensemble du territoire. La gendarmerie lui avait emboîté le pas en 1998, avec un dispositif d’accompagnement qui réunit à ce jour 38 personnes.
Les plans ministériels se sont également succédé, depuis 2000, avec une dernière mouture en mai 2018 qui insiste sur la mobilisation de chacun (collègues, chefs de service, médecins…). La direction générale de la gendarmerie nationale a organisé jeudi 15 novembre une journée d’échanges sur le même thème. Mais rien n’y fait : le risque de suicide chez les forces de l’ordre est invariablement plus élevé que dans le reste de la population, de l’ordre de 36 %.
« Nous sommes très humbles face à un phénomène complexe et un acte qui est toujours multicausal, explique Noémie Angel, sous-directrice de la prévention, de l’accompagnement et du soutien au sein de la police nationale. Dans la population générale, certaines classes d’âge sont plus touchées que d’autres et les hommes se suicident en moyenne plus que les femmes. Sans méconnaître les difficultés inhérentes au métier de policier et son quotidien difficile, il y a un pic chez les hommes de 45 ans particulièrement représentés dans la police. »
La nature même du métier de policier comporte intrinsèquement des risques psychologiques importants. « Ils sont confrontés à des situations professionnelles violentes, ils sont parfois agressés, doivent faire usage de leurs armes… Il y a un risque réel de stress post-traumatique », explique Catherine Pinson, chef du service de soutien psychologique opérationnel de la police nationale. La confrontation permanente aux témoignages des victimes peut également provoquer un « phénomène d’usure professionnelle. Ils travaillent au contact de gens qui sont en souffrance, en situation de dénuement, face à des choses émotionnellement compliquées à gérer ».
Fatigue et découragement
Autre facteur aggravant, l’accès immédiat à l’arme de service, utilisée dans un peu plus de la moitié des suicides. « Ça facilite les passages à l’acte très impulsifs. Il n’y a pas ce laps de temps qui aurait pu permettre à la personne de se ressaisir, de recevoir un coup de fil, un message… », raconte Mme Pinson. Impossible en revanche, sur des volumes aussi restreints, d’établir un corollaire entre le nombre de suicides et le fait que, depuis 2015, les agents ont le droit de porter leur arme hors service.
Nombre de policiers pointent également du doigt la responsabilité politique, avec notamment la question des conditions de travail et le cumul de plusieurs millions d’heures supplémentaires, provoquant fatigue et découragement.
« Il n’y a aucune fatalité, estime cependant Sébastian Roché, politologue et directeur de recherche au CNRS. La police de Montréal, qui avait un taux de suicide comparable au nôtre entre 1986 et 1996, a réussi en dix ans à le diviser par cinq. Il y a des politiques qui existent, mais la France manque d’outils pour mesurer l’efficacité de chacun des aspects inclus dans les plans d’action. »
Les forces de l’ordre tentent notamment de travailler autant sur la prévention que sur la « postvention ». Les équipes de psychologues se rendent dans les commissariats touchés par le suicide d’un collègue pour conjurer un éventuel « effet Werther », en référence à la parution du livre de Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, qui aurait provoqué une vague de suicides « mimétiques » en Europe au XVIIIe siècle.
« On réfléchit pour savoir comment éviter l’effet domino quand il y a un suicide très médiatisé », explique Noémie Angel.
Le dilemme réside entre la nécessité de parler de cette question afin d’éviter tout tabou et le risque de donner des idées à certains en situation de fragilité.
Le suicide très relayé sur les réseaux sociaux et dans les médias de la présidente des policiers en colère, Maggy Biskupski, a ainsi provoqué une onde de choc dans les rangs de la police et a inquiété les autorités. Les révélations sur ses éventuels déboires financiers ont quelque peu atténué la portée symbolique, mais le geste a marqué les esprits. « J’ai peur que ça soit le suicide de trop… Même si tout suicide est en trop, celui-là est spécial », souffle une source policière. Une « marche blanche » est organisée place du Trocadéro à Paris, le 24 novembre, en mémoire de la jeune femme.
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