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mercredi 21 novembre 2018

FAITES ENTRER LA PRÉFÈTE

Par Claire Devarrieux — 

A quel moment les «proviseures» se sont-elles affranchies des académiciens ? Dans son dernier ouvrage, «Le ministre est enceinte», le linguiste Bernard Cerquiglini retrace avec humour et brio le difficile parcours de la féminisation des noms de métiers.

Au premier plan, Simone de Beauvoir et Yvette Roudy et, entre les deux, Ségolène Royal, à l’Elysée, le 8 mars 1983, pour la Journée internationale des femmes.

Au premier plan, Simone de Beauvoir et Yvette Roudy et, entre les deux, Ségolène Royal, à l’Elysée, le 8 mars 1983, pour la Journée internationale des femmes. Photo Thierry Campion. Gamma



Si Margaret Thatcher était Premier ministre, il va de soi aujourd’hui pour toute la presse, y compris le Figaro, que Theresa May est la Première ministre britannique. De la même manière, le compte Twitter de certaines préfectures affiche le profil «préfète de la Charente» ou «préfète de la Seine-Maritime», on en recense comme ça une douzaine, autant qu’il y a de femmes à occuper cette fonction. Comment en est-on arrivé là, à un vocabulaire qui ne pose (presque) plus de problème à personne ? Bernard Cerquiglini le raconte dans Le ministre est enceinte, sous-titré «ou la grande querelle de la féminisation des noms», un ouvrage à la fois savant - l’auteur est linguiste - et drôle, riche des qualités de pédagogie et d’ouverture mises en œuvre dans les ouvrages précédents, comme Enrichissez-vous : parlez francophone ! (Larousse, 2016). La langue française, écrit Cerquiglini, «a connu un des changements les plus rapides et les plus étendus de son histoire», mais cela ne pouvait pas aller sans heurt, dans un pays où l’orthographe est sacrée, et les néologismes, des blasphèmes. «Il en est ainsi : l’attachement à la langue française est si fort et communément partagé que toute innovation langagière incommode.» A fortiori lorsqu’il s’agit de faire coïncider le genre d’un nom de métier avec celui de la personne qui l’exerce.

Remontons à la fin des années 60. L’aménagement du territoire s’accompagne d’un aménagement lexical. On a de l’imagination. Georges Pompidou met en place un Haut Comité pour la défense et l’expansion de la langue française. En 1972, un autre Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, signe à la demande du démographe Alfred Sauvy un décret «relatif à l’enrichissement de la langue française», apprend-on dans le livre. Une «commission de terminologie» est créée dans chaque ministère. On voit ici à l’œuvre l’une des tendances évoquées dans son livre par Bernard Cerquiglini (lui-même, délégué général à la langue française entre 1989 et 1993, sera chargé de «coordonner la production terminologique») : la tendance «nataliste» qui enrichit le vocabulaire, par opposition aux «puristes» (qui le nettoient). Le décret de Chaban-Delmas, dûment appliqué, et le travail des commissions, pour une fois suivi, aboutissent à des mots qui nous sont familiers. Pourtant, «disquette, dopage, ingénierie, logiciel, monospace, pétrolier, voyagiste furent créés de toutes pièces». Mais tout va bien.

Misogynie éclatante

Et rien ne va plus quand il s’agit d’un autre décret, celui de 1984, qui met en place la «commission Groult», du nom de la présidente, Benoîte Groult, «relative au vocabulaire concernant les activités des femmes». A l’époque, les Québécoises ont depuis belle lurette bénéficié des recommandations de l’Office de la langue française de leur pays. Elles peuvent être avocates. S’il s’agit d’un terme épicène, c’est-à-dire «qui a la même forme au masculin et au féminin» (cf. le dernier roman d’Amélie Nothomb, les Prénoms épicènes), un déterminant adéquat règle la question : «une journaliste, une architecte, une ministre». En France, on n’en est pas là. En 1975, Françoise Giroud fait savoir qu’elle n’aime pas qu’on l’appelle «madame la ministre». En revanche, Yvette Roudy, ministre des Droits de la femme du premier septennat de François Mitterrand en 1981, ne l’entend pas de cette oreille : «Mon propre décret d’attribution m’appelait "madame le ministre". Quand j’ai lu - parlant de moi - "il pourra…", j’ai dit non.»
C’est Yvette Roudy qui met en place la commission de 1984. Il en résulte un arrêté mesuré mais précis, concernant la féminisation des noms de métier et de fonction. Jean-Pierre Chevèvement, ministre de l’Education nationale, refuse de le signer. Yvette Roudy en réfère à Mitterrand, qui demande à Laurent Fabius, Premier ministre, de trouver une solution. Sa circulaire commence ainsi : «L’accession des femmes, de plus en plus nombreuses à des fonctions de plus en plus diverses, est une réalité qui doit trouver sa traduction dans le vocabulaire.» Elle est publiée au Journal officiel en mars 1986.
L’Académie française monte aussitôt au créneau. Avec des arguments, mais aussi une misogynie éclatante, et une vulgarité dont Bernard Cerquiglini donne quelques exemples. En 1984, Georges Dumézil, professeur au Collège de France, donne un entretien au Nouvel Observateur, où on peut lire : «Dans les vingt ou vingt-cinq dernières années, j’ai vu naître, devançant la commission, un petit nombre de féminins auxquels on ne pensait pas et dont on ne peut se passer. Ainsi l’admirable substantif "conne".» Georges Dumézil est l’un des deux auteurs d’une déclaration, à l’époque anonyme et adoptée à l’unanimité par les académiciens, qui retoque la commission Groult et son décret. Pas question de féminiser les dénominations professionnelles. L’autre signataire, à la renommée tout aussi incontestable, est Claude Lévi-Strauss. Pendant quelques années encore, on peut écrire sans rire que «le ministre est enceinte», c’est ce qu’on appelle une syllepse, le sens l’emportant sur l’accord grammatical. Pour l’Académie française «la ministre» est une faute, puis, au fil du temps, elle va le tolérer. Audacieux, Michel Serres appelle Hélène Carrère d’Encausse «Madame la secrétaire perpétuelle», quand il convient de continuer à dire «Madame le secrétaire».

Générales et écrivaines

Le ministre est enceinte explique comment l’Académie a perdu sa seconde bataille, en 1998, lorsque Jacques Chirac et son Premier ministre Lionel Jospin, pour une fois d’accord, ont féminisé l’administration, promu les générales comme les proviseures, les auteures comme les écrivaines (celles-ci n’obtempèrent pas forcément). L’ambassadrice n’est plus la femme de l’ambassadeur (ce qu’on appelle «le féminin conjugal»). A qui le doit-on ? A Ségolène Royal. Bernard Cerquiglini le rappelle dans son livre. L’intéressée aussi, dans Ce que je peux enfin vous dire (Fayard) : «En 1992, alors ministre de l’Environnement, je suis la première femme de l’histoire de la République à demander la féminisation du mot qui désigne la fonction. […] J’avais commencé en 1988, quand j’ai été élue députée, et que je fus la première femme à féminiser ce titre. […] On pouvait dire une secrétaire, mais pas une secrétaire d’Etat ; une boulangère, mais pas une sénateur, écrit-elle. Je me souviens d’avoir pris la parole en Conseil des ministres pour demander la féminisation de mon titre en 1992, c’est-à-dire dix ans avant que ce ne soit accepté, en faisant remarquer qu’il n’y avait aucune raison que l’on dise une directrice d’école mais pas une directrice d’administration centrale même si c’était une femme.» Le ministre est enceinte s’ouvre sur une autre de ses interventions déterminantes au Conseil des ministres, cette fois en 1997.
Et c’est grâce à Ségolène Royal, en campagne en 2007 pour l’élection présidentielle, que le masculin a reculé, faisait alors remarquer la linguiste Christelle Breysse dans Libération : on ne pouvait plus évoquer les candidats en général, il a fallu parler systématiquement «du candidat ou de la candidate».

Nithard, quelle histoire !

Dans un second ouvrage récemment paru, le linguiste réhabilite le rôle de ce petit-fils de Charlemagne dans les guerres carolingiennes et l’apparition de la langue française.
La dernière fois qu’on a entendu parler de Nithard (la première aussi, pour être honnête), c’était dans les Larmes de Pascal Quignard (Grasset, 2016), qui se penchait sur ce guerrier lettré du IXe siècle, son frère Hartnid, et sur la première apparition de la langue française, en 842, dans les Serments de Strasbourg. Bernard Cerquiglini mentionne le roman de Quignard, mais sa propre fréquentation de Nithard ne doit rien à personne, c’est une vieille connaissance.
Petit-fils de Charlemagne comme ses cousins Lothaire (empereur), Louis le Germanique et Charles le Chauve, dont il est proche, Nithard est le fils de la jeune Berthe et du sexagénaire Angilbert. Les Serments signent l’alliance des demi-frères Louis et Charles (ils n’ont pas la même mère) contre Lothaire. Les querelles carolingiennes et la «diplomatie familiale» qui s’exerce à Strasbourg sont décrites dans l’Invention de Nithard. Mais cette enquête est d’abord linguistique et sentimentale. Les Serments sont les premières lignes écrites en français, incrustées dans un texte en latin de Nithard, Histoire des fils de Louis le Pieux. Pour Cerquiglini, il s’agit d’un geste à la fois littéraire et politique. C’est sur le destin d’un écrivain qu’il se penche, avec admiration et mélancolie, évoquant «le chagrin» de Nithard, mort en 844, dont on a retrouvé le crâne en 2011 dans le grenier de son abbaye de Saint-Riquier (Somme).

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Claire Devarrieux
Bernard Cerquiglini Le Ministre est enceinte ou la grande querelle de la féminisation des noms Seuil, 200 pp.



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