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dimanche 14 octobre 2018

Michelle Perrot : «Faire l’histoire des femmes, c’est contribuer à sortir les femmes des silences de leur histoire»

Par Christian Delage , directeur de l’Institut d’histoire du temps présent, CNRS, Paris-VIII et Clyde Plumauzille, chargée de recherches au CNRS — 
Michelle Perrot à Paris, en 1943.
Michelle Perrot à Paris, en 1943.
Photo collection privée

La rédactrice en chef du «Libé des historien·nes» évoque son travail pionnier sur l’histoire des femmes et des classes populaires. Retour sur un demi-siècle de carrière d’une grande intellectuelle qui a puissamment renouvellé la discipline.

Spécialiste mondialement reconnue de l’histoire des femmes et des classes populaires, Michelle Perrot est l’auteure d’une œuvre qui a permis de renouveler la discipline en donnant la parole à ceux et celles qui en ont été le plus souvent privés : les ouvriers, les détenus, les femmes. Quand nous la rencontrons chez elle, à quelques pas du jardin du Luxembourg à Paris, nous sommes frappés par sa chaleur et sa bonhomie lumineuse. Elle nous raconte simplement, et avec générosité, son histoire et l’histoire qu’elle a portée et animée avec passion depuis plus d’un demi-siècle, où domine son engagement citoyen, depuis la guerre d’Algérie, avec Pierre Vidal-Naquet, son collègue à l’université de Caen, jusqu’à #MeToo, qu’elle a mis en une du Libé des historien·nes, dont elle est aujourd’hui la rédactrice en chef.
Vous êtes passée de l’histoire du monde ouvrier à l’histoire des femmes, de l’histoire sociale «par en bas» à l’histoire du genre. Quel a été le fil rouge de votre recherche ?

Je suis d’abord séduite par l’histoire économique et sociale qui s’impose à moi comme une espèce d’évidence parce qu’elle est sérieuse, «scientifique», qu’elle met le social au cœur, l’économique comme explication, et le culturel comme superstructure. Par ailleurs, pour la fille que j’étais, au lendemain de la guerre, la classe ouvrière triomphait. Le choix de travailler sur celle-ci s’imposait, c’était un choix scientifique, idéologique et éthique. 1968 a été un tournant dans mon rapport à l’histoire. Je vais à Jussieu, j’adhère complètement au mouvement des femmes qui s’installe dans les universités, j’y participe et, par-delà l’engagement, la question devient pour moi «qu’est-ce que je peux dire, en tant qu’historienne, sur les femmes ?». S’il y a un fil rouge, c’est dans l’histoire que j’ai souhaité faire de ces zones de silences et de ces zones d’ombres, de ces vies ordinaires qui font l’histoire.

L’histoire des femmes et du genre s’est d’abord constituée comme une histoire engagée, à la conjonction des mouvements féministes et de la recherche. Quel rôle le féminisme a-t-il joué dans votre propre rapport à ce champ de recherche ?

J’avais un père féministe, très féministe, le mot l’aurait fait rire parce qu’il était un peu anar, et dès qu’il y avait une étiquette, il sautait sur sa chaise. Il m’a considérée comme un garçon - j’étais fille unique, et il aurait aimé avoir un garçon -, et pour lui, c’était d’une grande simplicité : tu travailles, tu fais des études longues, tu fais du sport et surtout, «te mets pas un homme trop tôt sur le dos». Un père qui dit ça à sa fille dans les années 50, ce n’était pas fréquent ! Deuxièmement, Ernest Labrousse, lui aussi, ne se proclamait certainement pas féministe, mais l’était dans ses pratiques. Ceci dit quand je lui ai proposé en 1949 un sujet sur le féminisme - donc ça me tracassait déjà ! - il a ri et il a dit : «Mademoiselle, vous ne ferez pas carrière avec ça !» Je n’éprouvais donc pas le besoin d’être féministe, mais je le suis devenue quand même. J’ai lu Simone de Beauvoir en 1949, pour moi, elle était un modèle : une femme émancipée, libre, qui vit avec un homme ou d’autres d’ailleurs, et ce couple égalitaire avec Sartre me paraissait formidable, je voulais ça. En plus, elle était engagée politiquement, donc elle avait tout pour me plaire. Aussi, quand le mouvement des femmes arrive en 1970, je suis tout de suite dedans. J’avais fréquenté un peu le Planning familial mais, à Jussieu, je me retrouve dans ce qui devient un haut lieu du féminisme. En 1973-1974, nous fondons, avec ma collègue Françoise Basch, le Groupe d’études féministes. Au même moment, je me demande, avec Pauline Schmitt et Fabienne Bock, si nous ne devrions pas faire un cours sur les femmes. Mais comment l’orienter, comment l’appeler ? Nous décidons de l’intituler «Les femmes ont-elles une histoire ?». «Très bonne question !» me dit Jacques Le Goff. Nous n’avions rien, pas de matériaux, nous avons donc fait appel à des sociologues, à des anthropologues mais aussi, dans un second temps, à des historiens, en leur demandant très simplement : «Qu’est-ce que vous pouvez nous dire sur les femmes dans les périodes que vous étudiez ?» C’est comme ça que les cours ont commencé, après les choses se sont enchaînées : séminaires, maîtrises, thèses… et le champ s’est construit.
Avec Georges Duby, vous partagez un intérêt commun pour l’histoire des «mentalités» et l’anthropologie sociale…

Dans les années 70-80, il y a eu un très fort renouvellement de l’histoire. Georges Duby, qui s’occupait, avec Philippe Ariès, d’éditer en 1985 une grande histoire de la vie privée, m’a d’abord demandé de m’occuper du volume consacré au XIXe siècle. A l’époque, il n’y avait pas grand-chose sur ce sujet. Sur la famille, oui, mais sur l’intime, la sexualité, les hommes, les femmes, les enfants, non. J’ai beaucoup travaillé là-dessus, et cela m’a servi pour nourrir ma recherche sur l’histoire des femmes, qui pose d’ailleurs en plein la question des représentations. Car ce qui circule d’abord sur les femmes, ce sont des images. Or, ce que nous voulions, c’était leur parole, leur expérience vécue. C’est ainsi que Duby m’a proposé ensuite de diriger avec lui cette Histoire des femmes en Occident en cinq volumes publiés au Seuil en 1991-1992. Mais c’est une maison d’édition italienne, Laterza, qui a été motrice sur ce projet.
La première fois que vous êtes revenue sur votre parcours, c’était en 1985, pour l’ouvrage coordonné par Pierre Nora…

En effet, les essais d’ego-histoire, ça a été un exercice précieux, parfois pénible, parfois gratifiant, car je suis revenue sur mon enfance, très heureuse, et l’adolescence, très tourmentée. Et j’ai eu un souvenir très fort, celui de la prison Saint-Lazare : je l’ai probablement exhumé de mon passé en réfléchissant ensuite sur ces questions en lisant Michel Foucault. A l’époque, j’étais élève au cours Bossuet, rue de Chabrol, dont les bâtiments étaient contigus à un jardin, où nous passions une partie de nos récréations, et qui donnait en plein sur la prison. Un jour, jouant à cache-cache avec des copines près des bosquets, j’ai vu des femmes qui tournaient interminablement, en silence, sous la surveillance d’une religieuse. Je n’ai posé aucune question, car j’étais en faute, je n’aurais pas dû m’aventurer par là. C’est une image sinistre qui m’a beaucoup marquée. Plus tard, j’ai su de quoi il s’agissait : la prison Saint-Lazare était l’une des plus importantes du XIXe siècle, où se trouvaient des prostituées et des délinquantes. Louise Michel y a été incarcérée pendant des années. Les protestants de la IIIe République, notamment, avaient pris fait et cause pour ces prisonnières, qui tenaient un bulletin des «femmes libérées». Aujourd’hui, c’est devenu une médiathèque, qui porte le nom de «Françoise Sagan».
Vous vous emparerez d’ailleurs de la question de la prison dans un séminaire animé de 1986 à 1992…

Avec Robert Badinter. Oui, quand il était au Conseil constitutionnel, Badinter m’a fait savoir qu’il voulait continuer la réflexion de Michel Foucault, en particulier, sous la IIIe République. Nous avons donc réuni des étudiants, des chercheurs, et Badinter a fait venir des médecins, des juristes. C’était passionnant, et les étudiants ont eu l’impression qu’ils faisaient quelque chose d’utile. J’ai d’ailleurs dirigé un mémoire de maîtrise sur la prison Saint-Lazare à cette occasion.
Diriez-vous que vous êtes une historienne engagée ?

Certainement que l’histoire des femmes correspond à un engagement. Il y a l’idée que faire l’histoire des femmes, c’est contribuer à sortir les femmes des silences de leur histoire et, du même coup, leur donner les instruments intellectuels pour penser leur domination, car on commençait à parler de domination masculine à partir des années 70. Pour autant, je n’ai jamais voulu faire de l’histoire militante. Que ce soit sur les ouvriers, sur les femmes ou sur les prisons. Il n’est pas question de faire une histoire expiatoire, ou hagiographique. L’histoire est une discipline exigeante, elle repose sur des méthodes, elle a des outils pour mettre en preuve. Bien entendu, nous avons nos œillères, nos choix, mais ils ne doivent pas biaiser nos résultats. L’histoire, c’est aussi sortir de soi, c’est la quête de la vérité.
Dans un entretien pour la revue Clioen 2010, Florence Rochefort et Françoise Thébaud insistent sur votre rôle de «passeuse» de savoir en histoire des femmes et du genre…

C’est une position que les autres me reconnaissent, que je n’ai jamais vraiment théorisée, je l’ai plutôt vécue. Ce que l’histoire des femmes m’a apporté à moi a été considérable. Je lui suis redevable en tout. D’une certaine manière, l’histoire ouvrière ne m’a pas apporté ce que l’histoire des femmes m’a apporté. Pourquoi ? Parce que faire l’histoire des femmes, c’était faire ma propre histoire, celle de ma mère, ça a été un lien amical constant avec les femmes, même si on n’était pas toujours d’accord, et c’était le sentiment de faire quelque chose d’utile, «in progress». Faire l’histoire des femmes supposait également de regarder ce qui se passait dans les autres pays. Deux pays en particulier. L’Italie d’un côté, où il y avait des groupes de recherche et un mouvement féministe italien très important, plutôt différentialiste et valorisant la féminité et la maternité contrairement à la France. Les Etats-Unis de l’autre côté. Les Américaines ont été moteur tant pour le mouvement des femmes que pour la réflexion sur le genre. Je suis très amie avec Natalie Zemon Davis et Joan Scott, deux grandes historiennes, dont j’ai constamment suivi la réflexion. Par ces relations, de cette manière, j’ai pu être une passeuse.
Nous sommes en octobre, le mouvement #MeToo a un an. La question des violences sexuelles, mais plus largement des rapports entre les sexes et les sexualités, se constitue en un enjeu de débat public. Sommes-nous à un tournant des rapports entre les sexes ?

#MeToo est un événement majeur. D’abord, par l’extraordinaire étendue de la prise de parole, certes, le phénomène est parti d’Hollywood mais quand on pense que les religieuses du Vatican, à la suite de #MeToo, ont contesté à leurs supérieurs leur faible considération dans l’Eglise, je trouve ça extraordinaire ! C’est là l’expression de la modernité des moyens de communication dans le mouvement des femmes, c’est aussi l’illustration que #MeToo a déclenché quelque chose qui va au-delà de la seule sexualité.
Est-ce qu’il y aura un avant et un après ?

La prise de conscience me paraît plus forte et plus aiguë que précédemment, et comme l’a dit Françoise Héritier, «la honte a changé de camp». Les hommes, probablement sensibilisés par l’évolution des rapports entre les sexes depuis les années 70, se posent des questions sur leur sexualité, leurs désirs, se remettent en cause. Les femmes osent dire leur agression sexuelle. Une femme de ma génération avait incorporé l’idée qu’elle était coupable, et sa première action était de ne surtout pas en parler, de faire son affaire avec ça. Mais aujourd’hui, le silence se déchire, il devient une rumeur, un bruit et surtout une parole.

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