Depuis l’éviction du frondeur Peter Gotzsche, cette organisation, qui évalue les médicaments, fait face aux vives critiques de certains de ses membres, sur fond de soupçons de conflits d’intérêt.
La Collaboration Cochrane s’enfonce dans une dangereuse discorde. Fondée en 1993 par un groupe de 80 chercheurs et médecins désireux d’échapper à l’influence de l’industrie et de promouvoir une « médecine fondée sur la preuve » (evidence-based medicine), la prestigieuse organisation est traversée par une crise sans précédent depuis que son conseil de gouvernance en a exclu, le 13 septembre, un professeur de médecine danois, Peter Gotzsche, connu pour ses positions très critiques vis-à-vis des entreprises pharmaceutiques. Son éviction avait entraîné la démission de quatre des treize membres du conseil de gouvernance, en signe de protestation contre le sort fait à ce membre fondateur de l’association, sanctionné officiellement pour des positions publiques personnelles radicales, qu’il n’aurait pas pris soin de distinguer de l’avis collégial de la Cochrane. M. Gotzsche, pour sa part, dénonce une « campagne de dénigrement » à son encontre et une « déliquescence morale » de la direction de l’organisation, qu’il accuse de vouloir mettre en place une stratégie de « marque ».
Inconnue du grand public, l’organisation a de fait acquis en un quart de siècle une importance cardinale pour les patients et les médecins. Cette organisation à but non lucratif forte de quelque 11 000 membres, généralement bénévoles, chercheurs ou praticiens, organise la publication de revues systématiques de la littérature scientifique, afin d’évaluer, avec indépendance et rigueur, les bénéfices et les risques de traitements médicamenteux ou d’interventions médicales. Les publications estampillées « Cochrane » jouissent, partout dans le monde, d’un haut niveau de reconnaissance. D’une manière ou d’une autre, les protocoles en vigueur pour le traitement d’un certain nombre de pathologies sont fortement influencés par les avis de la Cochrane.
Le délitement ou la décrédibilisation de l’organisation aurait ainsi des conséquences importantes. Celle-ci est fondée sur le travail d’une cinquantaine de centres nationaux ou régionaux indépendants et financés localement, mais affiliés au cœur de l’organisation, basée à Londres.
Méthodes soviétiques
La crise que traverse la collaboration est, surtout, une crise du lien entre cet organe central et ses satellites. M. Gotzsche n’était en effet pas seulement membre du conseil de gouvernance de l’association, mais aussi fondateur et directeur du Centre Cochrane nordique, basé à Copenhague. Et quelques jours après l’expulsion du médecin danois, la Cochrane prenait le contrôle du site Web du Centre Cochrane nordique, y publiant son communiqué annonçant l’éviction de son directeur et biffant son nom de l’organigramme… « Des méthodes soviétiques », tempête l’intéressé.
La plus grande confusion règne sur le niveau réel d’indépendance des centres Cochrane régionaux. Et sur la situation actuelle en général. Interrogé par Le Monde, Cochrane assure « être en contact avec l’institution-hôte du Centre Cochrane nordique, pour discuter de la nomination d’un nouveau directeur et permettre la poursuite du travail des employés du centre ». Mais le Rigshospitalet de Copenhague – le principal centre hospitalo-universitaire danois –, qui accueille le Centre Cochrane nordique, « ne confirme pas l’information » et précise ne fournir que l’hébergement physique du Centre Cochrane nordique, ce dernier étant « financé sur un crédit du budget national de l’Etat du Danemark, déterminé par le Parlement ». M. Gotzsche, de son côté, considère qu’il est toujours directeur du centre…
Le conflit en cours attise la méfiance des responsables de centres Cochrane régionaux. Au printemps, la fermeture du centre Cochrane des Etats-Unis n’avait pas reçu d’attention et est demeurée sans explication. Mais dans la guérilla qu’il mène depuis Copenhague, M. Gotzsche a divulgué des échanges de correspondance montrant que les responsables du centre américain étaient en conflit larvé avec la direction de la collaboration. « Nous sommes extrêmement agacés de ce que Mark [Wilson, le président de Cochrane] est en train de faire avec les financeurs américains [de la collaboration], écrivait l’un d’eux à M. Gotzsche en septembre 2016. (…) Il n’y a plus aucun contrôle, le comité directeur est trop faible. Je ne comprends pas du tout ce qu’il cherche : il ne s’intéresse pas à la science, ni aux vraies valeurs de Cochrane. » M. Wilson n’était pas en mesure, vendredi 12 octobre, de répondre aux questions du Monde.
Début octobre, ce sont cette fois 31 directeurs et directeurs adjoints des centres Cochrane du monde hispanophone qui ont écrit à la direction de l’association pour protester contre les conditions d’éviction du scientifique danois. « Nous ne voulons pas que la Cochrane devienne une organisation qui accepte passivement les décisions prises par sa direction – quelle qu’elle soit – sans suffisamment de mécanismes collectifs de discussion et de contrôle », écrivent-ils, demandant la tenue d’élections pour pourvoir les sièges vacants du conseil de gouvernance et, surtout, la conduite d’une commission d’enquête indépendante chargée d’examiner les conditions de l’expulsion de M. Gotzsche. Dans une lettre du 12 octobre, qui n’a pas été rendue publique mais que Le Monde a pu consulter, les six derniers membres du conseil opposent une fin de non-recevoir aux demandes des 31 chercheurs.
Le conseil réaffirme en passant les nouvelles règles de fonctionnement. « Cochrane a beau avoir été considérée dans le passé comme une “fédération” d’entités relativement autonomes, ce modèle n’est plus viable dans l’environnement de gouvernance actuel, écrit-il aux 31 signataires de la lettre. Quiconque veut utiliser le nom et le logo Cochrane doit accepter et respecter les règles de l’organisation. »
Controverse scientifique
La crise se déroule aussi sur fond d’une intense controverse scientifique, entre M. Gotzsche et la direction de la Cochrane. Au printemps, celle-ci publiait une revue systématique de la littérature sur les vaccins contre le papillomavirus humain (HPV) – virus à l’origine de cancers du col de l’utérus – concluant à l’efficacité et la sûreté de ces vaccins. Quelques semaines plus tard, le 27 juillet, Peter Gotzsche, Lars Jorgensen (Centre Cochrane nordique) et Tom Jefferson (Centre for Evidence-Based Medicine, de l’université d’Oxford), publiaient dans la revue British Medical Journal. Evidence-Based Medicine une critique virulente de cette synthèse, critiquant la sélection des données sur les effets indésirables, la prise en compte prépondérante d’études cliniques mal contrôlées et des conflits d’intérêts parmi les auteurs… Dans une réponse formulée en termes aussi vifs et publiée le 3 septembre, les éditeurs en chef de la Cochrane contestaient la critique, entendant y mettre un point final. Mais voilà que fin septembre, au beau milieu de la crise, Cochrane relance une commission d’enquête sur de potentiels conflits d’intérêts du premier auteur de sa synthèse sur les vaccins HPV qui n’auraient pas été dûment déclarés… donnant ainsi, a posteriori, au moins partiellement raison à M. Gotzsche et ses coauteurs.
Pourquoi avoir relancé les investigations sur le sujet ? Sollicitée par Le Monde, la Cochrane n’était pas en mesure de répondre à la question vendredi 12 octobre. Mais, quelles que soient les conclusions de cette commission d’enquête, celles-ci prêteront le flanc à la polémique. Selon le British Medical Journal (BMJ), qui suit l’affaire au jour le jour, la désignation des arbitres chargés de statuer sur la réalité de ces conflits d’intérêts pourrait « ne pas être vue comme une réponse parfaite » à la question posée. De fait, persifle le BMJ, la déclaration d’intérêts originale des auteurs de la synthèse controversée réalisée au nom de la Cochrane avait été visée et approuvée par… le même comité. Une telle procédure est-elle conforme aux règles de fonctionnement de la Cochrane ? Là encore, l’organisation n’a pas été en mesure de répondre.
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