Au centre d'accueil et d'orientation de Béterette à Gelos, en mai 2017. Un migrant dans l'attente de l'obtention du statut de réfugié. Photo Cyril Zannettacci pour Libération
A l’aube du troisième millénaire, les hommes d’Etat doivent imaginer une politique de migration pour que la Méditerranée cesse d'être un cimetière.
Tribune. Le débat sur la migration est stupéfiant et pourtant il dure, s’enlise et même s’encastre dans l’ordinaire de notre culture politique contemporaine. Il paralyse l’Europe qui en parle tout le temps, mais n’en délibère jamais. Il envahit les propagandes partisanes et s’impose comme une sorte de friandise électorale dont se délectent les populistes de tous poils, de droite et maintenant d’une certaine gauche. Il tétanise les gouvernements qui craignent que le respect de la vérité ou qu’un sursaut d’humanisme ne leur vaillent une chute dans les sondages. Depuis le début de ce siècle encore tout jeune, 50 000 êtres humains sont morts au fond de la Méditerranée et l’imagination de la gouvernance humaine se limite à renforcer les contrôles, consolider « Frontex » ou désarmer l’Aquarius. Qu’est donc devenu le Conseil européen, incapable d’imaginer ce que pourrait être une politique de migration à l’aube du troisième millénaire ?
Un monde où tout le monde voit tout le monde
C’est pourtant bien de cela dont il s’agit : d’avoir le courage et la lucidité de penser une mondialisation dont tout le monde parle, sans jamais savoir la regarder en face et en tirer les conséquences. Nous sommes entrés dans un monde d’interdépendance et de communication généralisée pour lequel la mobilité des personnes est devenue un principe irréversible avec lequel il faut apprendre à vivre.
Nous sommes dans un monde où tout le monde voit tout le monde, ne cesse de se comparer à l’autre et de déployer un imaginaire qui est, cette fois, à la dimension de la planète tout entière. Un monde dans lequel nul ne pourra plus jamais se voir interdire de penser que la souffrance des siens pourrait être moindre ailleurs, un monde où l’absence d’avenir chez soi suscite l’espoir de trouver un correctif ailleurs. Un monde où l’humanité est, pour la première fois dans l’histoire, tributaire de la planète tout entière. Un monde où chacun des 7 milliards et demi d’humains est comptable autant que solidaire de tous les autres. Ainsi en est-il, personne n’en a décidé, sinon le mouvement d’une histoire dont nous restons, soit dit en passant, les privilégiés…
Besoin des autres
Ce changement majeur qui affecte la profondeur de nos visions et de nos comportements est une réalité vécue avec plus d’intensité encore lorsqu’on appartient au monde de la souffrance, celle-là même qu’on ne peut plus aujourd’hui privatiser ni rejeter dans des terrae incognitae qui n’existent plus. Guère davantage derrière les murs de la souveraineté incapables de résister à la communication moderne. Pourtant, la révolution n’est ni spectaculaire ni douloureuse : la part des populations migrantes n’est passée, en un demi-siècle, que de 2,2% à un peu plus de 3% de la population globale, sachant, en outre, que les migrations Sud-Nord ne représentent qu’un tiers des migrations totales !
Le pari est d’autant plus aisé à relever que les raisons positives d’intégrer les populations migrantes sont aussi nombreuses que tenues secrètes par nos politiques. Notre Europe vieillissante a besoin d’une population active renouvelée. Nos budgets sociaux ont besoin de ces actifs cotisants dont le régime de la clandestinité les prive. Celui-ci prospère en favorisant de manière scandaleuse passeurs et mafieux de tous genres dont il est agréable de penser qu’ils perdront leur emploi dans un contexte de gouvernance transparente des flux migratoires.
Mais surtout, nous avons besoin de ponts, de rencontres, de convergences et d’échanges culturels pour nous mettre au diapason de notre monde et de notre siècle. Ne nous trompons pas de pathologie : l’orthodoxie identitaire, l’archaïsme culturel, la crispation néo-nationaliste sont infiniment plus dangereux que l’ouverture au monde, que les transferts d’une culture vers l’autre qui ont invariablement permis d’amorcer les grands virages de notre histoire, comme de celle des autres…
Pour une gouvernance mondiale de la migration
Conservatisme et changement ont été les dilemmes permanents fabriquant en tout temps les choix qui façonnèrent notre monde. Le premier anime aujourd’hui une gigantesque vague populiste qui s’alimente d’une obsession identitaire, dénonçant les menaces «déferlantes» et les risques de «submersion». A coup de stigmatisations souvent grossières, ses concepteurs se réclament d’un ordre qui n’a rien à vendre dans un contexte mondialisé, sinon une vision hiérarchique des cultures, une apologie des ghettos et une vaste maçonnerie de murs en tous genres. Perspective idéale pour s’installer dans un monde habité de fondamentalistes triomphants, meilleur cadeau qu’on puisse offrir aux entrepreneurs de violence qui prospèrent sur la souffrance et l’humiliation subies par les plus faibles. La vieille droite y faisait son ordinaire, rejointe aujourd’hui par une ancienne gauche qui, en Allemagne, en France ou en Italie, espère ainsi sa part de gâteau électoral.
Le changement, quant à lui, ne peut évidemment pas ressortir d’une stratégie du cavalier seul. Il s’inscrit dans la mondialisation et l’œuvre multilatérale. La première n’est ni bonne ni mauvaise : elle sera ce qu’on en fera. Il est temps qu’elle s’inscrive dans un véritable humanisme. De même que celui-ci put peu à peu arracher la société industrielle montante à la brutalité de ceux qui l’entreprirent, il est urgent de suivre ceux – ONG, associations, agences onusiennes, acteurs individuels – qui s’escriment, souvent dans le silence et l’indifférence, à construire un monde plus humain, sachant que leurs victoires sont dès à présent, saisissantes.
Quant au multilatéralismelui-même, arraché au chantage permanent des grandes puissances, il se doit d’aller vers ses missions sociales que ne cessait de rappeler Kofi Annan. Une gouvernance mondiale de la migration doit ériger un édifice institutionnel offrant un optimum d’avantages aux trois partenaires essentiels : migrants, sociétés de départ, sociétés d’accueil. Il doit créer des agences partout dans le monde pour concrétiser cet effort d’information, de formation, d’orientation et d’intégration qui sont le cheminement normal de la mobilité humaine au cours de ce troisième millénaire. C’est à nos dirigeants de jouer : qu’ils cessent un moment d’être des acteurs politiques pour être des hommes d’Etat qui pensent enfin l’avenir hors des contingences électorales. Alors peut-être la Méditerranée ne sera-t-elle plus ce cimetière anonyme qui aujourd’hui engloutit tous les espoirs et encourage toutes les lâchetés.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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