«Si Clara…», parano et exil chez la Canadienne Martha Baillie
Hors de chez elle, dans les moments de panique, Clara bloque entre deux paliers «l’ascenseur à voix». Et voilà que le vil Kevin, la morveuse Bridgette et tous les autres n’ont plus qu’à tempêter inutilement. L’accès à leur étage de prédilection, la tête de Clara, leur est provisoirement interdit. «Nous les malades mentaux nous sommes comme les réfugiés», dit celle-ci à Daisy, écrivain en convalescence qui ressemble à l’auteur. Poussée par sa psychiatre, la fine Clara a accepté de se glisser dans la peau de Julia, sa sœur, pour contenir tout ce qui échappe en elle, et écrire un roman. Le livre est bon, Daisy accepte de le prendre en charge sous un faux nom pour la publication. C’est l’histoire de Kamar, une jeune Syrienne, que la guerre et l’exil à Toronto vont mener tout droit dans le dérèglement mental, comme Clara elle-même, qui repousse vigoureusement les accusations d’appropriation culturelle.
Dans un précédent livre de la Canadienne Martha Baillie, la Disparition d’Heinrich Schlögel, on assistait à une sorte d’effondrement du temps. Ici l’auteur nous invite à frôler l’effondrement du langage, à travers la réfugiée et sa créatrice. Clara vit dans un rez-de-chaussée lumineux, payé par sa mère, Alice. Elle produit d’étranges œuvres apparentées à de l’art brut et qu’elle ne montre pas, face au danger que représentent sa famille, les services gouvernementaux («eux») pour le «nous»caché en elle. Julia a fini par admettre que sa sœur est «folle»,paranoïaque. Elle tâche de comprendre ses peurs. Promet de ne parler ni d’yeux, ni de corneilles, ni de cinéma. Elle est galeriste. Et l’art contemporain qu’elle défend est l’arrière-plan de tout le livre.
Il y a dans ce roman ce qui ressemble à un «quadriptyque». Quatre voix «réelles» se passent le relais sans cesse : celles de Clara, de Julia, de son ami Maurice fou d’un Australien aux chaussures bicolores et dégoûté par un «chien névrosé», et enfin de Daisy. Leurs récits pourraient former des nouvelles, découpées et jetées comme des cartes sur une table de jeu. Tout cela est à la fois grave et léger, bizarrement lumineux. Le livre balance entre l’instinct de fuite de Clara et l’immobilisation de Daisy, coincée chez elle après un accident de vélo, ou celle d’Alice, hospitalisée. On y entend des corneilles, personnages de contes syriens cruels, ou quand Clara, attirée par leurs vocalisations, consulte Internet. «Aucun échantillon vocal ne durait plus de quelques secondes, mais chacun d’eux était une réussite : il me projetait hors de la bibliothèque. J’étais jetée dans un cri qui forçait le ciel à s’ouvrir.» Des images de miraculés, tombés de fenêtres, ferment le livre, ce qui est bien pour une chute de roman. On voyait les mêmes au début. Julia feuillette un livre donné par sa sœur, contenant des reproductions de tableaux votifs génois. Entre-temps, une foule de voix s’est échappée du livre susceptible de provoquer un heureux étourdissement.
Martha Baillie Si Clara… Traduit de l’anglais (Canada) par Paule Noyart. Jacqueline Chambon, 204 pp.,
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