Les morts par abus d’antidouleurs constituent aux Etats-Unis une des pires crises sanitaires de l’histoire récente.
Elle n’avait jamais fumé, jamais pris la moindre drogue, « j’avais l’alcool un peu facile, quand même ». Pourtant, après six ans de hauts et de bas, d’arrêts et de rechutes, Lucie est formelle (le prénom a été changé) : « Je suis addict et je ne peux plus m’en sortir seule. » Pour cette femme de 34 ans, la rencontre avec les médicaments opiacés a eu lieu il y a six ans, après une opération des yeux. « J’avais mal, l’ophtalmo m’a prescrit du Dafalgan codéiné, se souvient-elle. Tout de suite, j’ai accroché. La diminution de la douleur mais aussi un apaisement corporel, un bien-être. Mais j’ai arrêté à la fin du traitement. C’est quelques mois plus tard, lors d’une crise de névralgie que j’ai recommencé. » Cette fois, l’ingénieure médicale ne se contente pas des prescriptions. « C’est devenu une béquille. Si j’avais mal quelque part, ou un coup de mou, ça me faisait du bien. D’abord de façon épisodique, puis régulière, puis tous les jours. En quelques mois, je suis devenue accro. Sans produit, j’étais en manque : des bouffées de chaleur, des douleurs musculaires, des pics de tension… Je ne supportais pas d’être comme une droguée, j’ai décidé d’arrêter. »
Peu à peu, elle diminue les doses et finit par se sevrer du produit. Mais lors d’un nouvel épisode de névralgie, elle consulte un ami rhumatologue. « Il m’a proposé du Tramadol. Je lui ai dit que j’avais été accro à la codéïne mais il m’a rassurée : ça n’a rien à voir. Et j’ai replongé. En pire. Le produit est beaucoup plus puissant. J’ai essayé plusieurs fois d’arrêter mais les crises de manque sont beaucoup plus violentes. J’en prends tous les jours, je prévois mes boîtes quand je pars en voyage. Le produit me fait de moins en moins d’effet. J’en prends de plus en plus. Je suis à la dose maximum quotidienne autorisée. Sauf que ça fait deux ans alors qu’on ne devrait pas dépasser une semaine. » Comment trouve-t-elle les médicaments ?« Je vais voir mes collègues de l’hôpital avec ma minerve ou en prétextant des migraines – que j’ai d’ailleurs développées – et ils me font une ordonnance. Certains savent. D’autres ont dû comprendre. » Ses tentatives de sevrage ont toutes échoué. « Le Tramadol m’a envahie, conclut-elle. Je devrais voir un addictologue mais j’ai honte, c’est comme si j’étais une toxico alors que je travaille. Mais je dois faire quelque chose. L’histoire américaine m’angoisse terriblement. J’ai peur de mourir. »
L’histoire américaine, comme dit Lucie, c’est cette crise des opioïdes qui ravage le pays depuis maintenant dix ans. Avec des chiffres chaque année plus effrayants. En 2017, 72 000 personnes sont mortes d’overdoses aux Etats-Unis, dont les deux tiers fauchées par des opioïdes prescrits par des médecins ou acquis sur le florissant marché illégal. Plus que ce que le sida, les accidents de la route ou encore les armes à feu ont chacun généré, la pire année de leur histoire. « La situation française n’a rien à voir avec ça, insiste Nicolas Authier, professeur d’addictologie au CHU de Clermont-Ferrand. Nos ordonnances sont sécurisées, la publicité médicale est interdite. Même par rapport au Royaume-Uni ou aux pays d’Europe du Nord, nous sommes relativement épargnés. Mais les risques sont sérieux et personne n’est à l’abri. »
Nicolas Authier sait de quoi il parle. Président de la commission des stupéfiants et des psychotropes de l’Agence nationale de la sécurité des médicaments (ANSM), il scrute les indicateurs avec attention. Son diagnostic est formel : avec plus de 500 décès chaque année, les médicaments opiacés constituent la première cause de morts par overdose en France. Par comparaison, l’héroïne a tué 90 personnes en 2016, la méthadone 140, résultat d’une politique particulièrement active de fourniture de produits de substitution aux quelque 250 000 héroïnomanes en France.
Dans l’enquête Drames (Décès en relation avec l’abus de médicaments et de substances) qui recense les produits responsables des décès de toxicomanes, le compteur des médicaments antalgiques opiacés s’arrête à 60. Mais ce n’est là qu’une petite partie de l’iceberg : celle qui porte sur les usagers réguliers de drogues, souvent polytoxicomanes. Une autre enquête, baptisée DTA (décès toxiques par antalgiques) en comptabilisait 94 en 2016. « Cette fois, ce sont des profils différents, des personnes qui ne consomment que des antalgiques et qui ont perdu le contrôle, explique Nicolas Authier. Mais cette base est alimentée par les experts judiciaires et les laboratoires volontaires. Là encore, l’essentiel nous échappe. » Nicolas Authier et son équipe ont donc analysé les statistiques de la base CépiDc de l’Inserm, qui recense les certificats de décès. En 2015, 207 seraient dus aux opioïdes. « Et la plupart du temps, CépiDc ne dispose pas des données judiciaires, si bien que pour approcher le réel, il faut ajouter ces trois chiffres, tout en sachant que de nombreux cas nous échappent encore, ajoute le médecin. Je parle habituellement de 500 morts, mais je suis en deçà de la réalité. » Son collègue Jean-Michel Delile, psychiatre et président de la Fédération addiction, évoque « au moins 800 morts ». Par exemple, « dans le département de la Gironde, où j’exerce, entre le nombre de personnes recensées et le nombre de cas que nous, médecins, connaissons, on peut multiplier par deux », précise-t-il.
Mais plus que les chiffres bruts, ce sont les tendances qui préoccupent les addictologues. Depuis l’année 2000, les morts par opioïdes dans la base CépiDc ont augmenté de 172 %. Le nombre d’hospitalisations est passé de 881 à 2 586 par an, dont la moitié avait reçu une prescription dans les trois mois précédents. Quant à la consommation d’opioïdes forts, elle a bondi de 88 % depuis 2004, largement provoquée par l’explosion de l’oxycodone, qui a crû de 1 950 %. « Dans la mesure où il s’agit d’un des principaux produits responsables de l’épidémie américaine, une vigilance extrême s’impose », conclut Nicolas Authier.
Ce que confirme Nathalie Richard, directrice adjointe de l’équipe stupéfiants et psychotropes de l’ANSM. « Ces médicaments sont sous surveillance, pour repérer le mésusage. Il est aussi conseillé d’identifier les patients à risques d’addiction, ou ceux qui ont, par exemple, une demande forte sur les renouvellements d’ordonnance… » Elle poursuit : « Le plus inquiétant n’est pas tant l’augmentation de la consommation mais plutôt celle des hospitalisations, notamment chez des personnes non toxicomanes. »
Surveiller les dérapages tout en soulageant la douleur. Ne pas diaboliser, donc, des produits que la France a longtemps rejetés, laissant souffrir des patients atteints de cancer, de lombalgies aiguës, de douleurs post-opératoires. « Les pays de culture protestante, les Etats-Unis et l’Europe du Nord, ont eu une approche beaucoup plus pragmatique de la souffrance, souligne Serge Perrot, chef du service douleur de l’hôpital Cochin. En France, comme en Espagne ou en Italie, notre culture catholique nous a rendus beaucoup plus rétifs. Jusqu’en 1999, il fallait un carnet à souches, que l’on demandait au conseil de l’ordre, pour prescrire les opioïdes forts. Aujourd’hui encore, il y a des ordonnances spéciales, sécurisées, limitées à 28 jours et sans possibilité de renouvellement automatique. »
Arrêt du Di-Antalvic
Passés l’aspirine et le paracétamol, les prescriptions d’antidouleurs se sont ainsi longtemps concentrées sur son produit vedette, antalgique dit de niveau 2 : le Di-Antalvic. Près de 15 % des Français avaient consommé au cours de l’année 2004 ce « blockbuster » des laboratoires Aventis-Sanofi, ou son cousinle Propofan, réputé sans effets secondaires. En Grande-Bretagne, des suicides de consommateurs de ces produits ont entraîné leur interdiction par les autorités sanitaires européennes en 2009, appliquée en France en mars 2011. La part globale d’usagers d’opiacés est ainsi passée en quelques années de 19 % à 17 % de la population adulte, soit environ 12 millions de personnes qui, en 2017, ont reçu une prescription d’antalgiques opioïdes. « Mais il y a eu un report massif sur des produits plus puissants, notamment le Tramadol », raconte Philippe Lack, addictologue à l’hôpital de la Croix-Rousse, à Lyon.
Le nombre d’antalgiques de palier 2, dits « faibles » (Tramadol, Ixprim, Zaldiar, Contramal, Codoliprane…) est ainsi passé d’environ 58,1 millions de boîtes vendues en 2008 à 84,2 millions en 2017 ; ceux de palier 3, dits « forts » (Skénan, Fentanyl, OxyContin…) ont progressé sur cette même période de 10 millions à 12 millions, selon les chiffres du Hub d’Open Health, une plate-forme d’analyse qui s’appuie sur les ventes de plus de 10 700 pharmacies d’officine françaises. Une hausse largement due à l’arrêt du Di-Antlavic.
Etudiante à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Joséphine Eberhart prépare justement une thèse de sociologie de la médecine consacrée à cette substitution et à la stratégie mise en œuvre par les laboratoires pharmaceutiques. « C’est assez transparent, détaille-t-elle. Dès 2006, quand surviennent les premières alertes sur le Di-Antalvic, les campagnes de marketing pour les autres opioïdes commencent. Et à partir de la décision européenne de 2009, ça explose. Les visiteurs médicaux font le siège des médecins généralistes. Dans les revues professionnelles, les publicités pour l’Ixprim et le Zaldiar se multiplient avec pratiquement les mêmes slogans, les mêmes paysages, les mêmes couleurs que pour le Di-Antalvic. L’idée consiste à laisser penser que ces associations de tramadol et de paracétamol sont les substituts naturels au Di-Antalvic alors qu’en vérité, ils présentent beaucoup plus d’effets secondaires. » Des nausées, des vertiges, de la confusion ou au contraire de l’euphorie.
Souligner l’indispensable action antalgique ou insister sur les effets psychotropes et les risques de dépendance ? Algologues (spécialistes de la douleur) et addictologues s’opposent. Les premiers dénoncent le manque de médicaments, invoquent, comme Serge Perrot, le « sous-traitement de la douleur » et insistent sur ces 30 % de cancéreux aujourd’hui encore non soulagés. Les seconds racontent ces prescriptions longues comme le bras, souvent commencées à l’hôpital, puis renouvelées par des médecins de ville dépassés, sous la pression de patients dépendants. « Le tournant ambulatoire, qui a vu les patients renvoyés chez eux avec des prescriptions d’opiacés a eu des conséquences sérieuses », insiste Nicolas Authier. Et Pierre-Louis Druais, président du Collège de la médecine générale, de regretter « la prescription des antalgiques de classe 2, devenue presque banale pour une personne qui sort d’une hospitalisation ».
Les sociétés savantes d’algologues et d’anesthésistes-réanimateurs sont ainsi montrées du doigt, soupçonnées d’avoir un peu trop détourné les yeux devant la montée des périls. La Société française de traitement de la douleur (SFETD) indique certes sur son site, dans la rubrique actualité : « Nous poursuivons nos efforts pour la diffusion des bonnes pratiques afin d’éviter d’aggraver la crise des opioïdes. Il est important d’en informer les patients et leurs proches devant ce véritable problème de santé publique. » Mais lors de son dernier congrès, à Nice en novembre 2017, une seule communication était consacrée au sujet, sobrement intitulée « Pharmaco-épidémiologie des antalgiques opioïdes ». Il faut dire que, comme dans presque tous les congrès professionnels, les principaux laboratoires du secteur y louaient des stands, quand ils n’étaient pas partenaires de la manifestation. La base officielle Transparence-Santé mentionne également des liens d’intérêt de plusieurs membres du bureau de la société savante avec les laboratoires. Ceux de Serge Perrot, président depuis novembre 2016, mentionnent ainsi près de 80 000 euros de rémunération entre 2015 et 2017. « Ce n’est pas lié à ma fonction de président de la SFETD, les sommes étant plutôt en diminution de 2015 à 2017. (…) Ce sont des réunions scientifiques, des journées de formation sur la douleur, qui ne mentionnent pas les produits », indique-t-il.
« LE PLUS INQUIÉTANT EST LE NOMBRE D’HOSPITALISATIONS, NOTAMMENT CHEZ DES PERSONNES NON TOXICOMANES », NATHALIE RICHARD, AGENCE NATIONALE DE LA SÉCURITÉ DES MÉDICAMENTS
Dès la fin 2013, Jean-Pierre Couteron, alors président de la Fédération addiction, et Pierre Chappard, président de l’association PsychoActif, alertaient ainsi sur la codéine et le tramadol comme « l’héroïne de M. et Mme Tout-le-monde » dans leur blog Psychoactif. Des pratiques qui « concernaient plutôt des personnes socialement insérées », insistaient-ils.
« Vous êtes droguée, allez vous faire désintoxiquer ! » Agnès n’a pas oublié la réaction du spécialiste qui lui avait prescrit un opiacé, quatre mois auparavant. Elle l’avait consulté en 2004 pour un syndrome de jambes sans repos qui lui « provoquait des douleurs effroyables à se jeter par la fenêtre ». Devant son intolérance aux dopaminergiques, le praticien recommande l’OxyContin, qui aussitôt atténue les douleurs. Mais quelques mois plus tard, elle souffre de tremblements, de suées… Elle appelle le laboratoire Mundipharma pour réclamer des conseils. En vain. C’est sur Internet qu’elle découvre qu’il s’agit de symptômes de manque. « J’ai dû me débrouiller seule, avec l’aide de mon médecin traitant », raconte-t-elle. L’agente commerciale doit arrêter de travailler. Un centre de pharmaco-dépendance l’oriente enfin vers un psychiatre addictologue en 2010. Aujourd’hui, âgée de 62 ans, elle va mieux, a essayé plusieurs fois de réduire la dose d’OxyContin, mais en prend toujours 60 milligrammes par jour. « J’aimerais retrouver ma vie d’avant », confie Agnès.
Une longue escalade
Comme elle, Patrick n’avait jamais reçu d’information sur le risque d’accoutumance. Pendant des années, ce cadre en boulangerie-pâtisserie s’est donc débattu avec les médicaments. Il avait 30 ans quand il a subi sa première opération du dos. Il en a désormais 53. Il décrit une longue escalade. D’abord le Topalgic, puis l’Ixprim, la panoplie des antalgiques de niveau 2. « Je les ai tous testés pour faire face à mes douleurs, souvent atroces », dit-il. Pour continuer à travailler, il est passé au niveau 3, les patchs de morphine, le Durogesic (fentanyl). « C’est un engrenage, un cercle vicieux, on en prend de plus en plus. Je suis arrivé jusqu’à 140 milligrammes de Moscontin par jour », des doses administrées pour un stade terminal de cancer. « La morphine me soulageait, m’apaisait sur le court terme, mais les douleurs étaient toujours là, en quelque sorte je m’y habituais, décrit-il. Je me doutais que j’étais devenu dépendant, les médicaments ne faisaient plus d’effet. »
En janvier, il subit une intervention de neuro-stimulation médullaire (une électrode placée au niveau de la moelle épinière brouille le message douloureux) à l’hôpital Beauregard à Marseille.« On a arrêté d’un coup les cachets », raconte Patrick, provoquant de terribles symptômes de manque. « Ils ont dû me remettre sous morphine, puis ont diminué progressivement, raconte-t-il. Aujourd’hui, j’ai toujours mal au dos mais ce ne sont pas les mêmes douleurs et c’est supportable, je me traite avec mon neuro-stimulateur, l’intervention a été très bénéfique. »
Le docteur Marc Lévêque voit de plus en plus de patients arriver en dernier recours à ces thérapies de neuromodulation, dont certains avec des doses astronomiques de morphine, fentanyl et tramadol. Or la stimulation médullaire peut être un autre recours. « Ces thérapies innovantes de neuromodulation sont l’une de nos planches de salut face à la crise sanitaire des opioïdes », insiste le neurochirurgien marseillais. D’autres réclament une meilleure prise en charge de la kinésithérapie, de l’hypnose, des psychothérapies. Pour les cas d’addiction les plus lourds, ce sont encore les traitements de substitution réservés aux toxicomanes qui sont employés.
Marie, 50 ans, a ainsi été placée sous buprénorphine il y a six ans par son addictologue. Quatre années qu’elle vivait dans « l’enfer »du Dafalgan codéiné, décidant chaque matin des pharmacies où elle irait chercher ses deux boîtes quotidiennes. « Une dose délirante mais mon foie s’était habitué », se souvient l’enseignante, qui a passé des années en congé maladie longue durée. Après deux ans de traitement de substitution, une première tentative de sevrage aboutit à une rechute. « On a repris de zéro. J’ai soigné ma dépression. J’ai repris mon travail. Je n’ai plus d’envie de codéine. Je songe de nouveau à arrêter la buprénorphine. J’appréhende à cause du premier échec. Mais quatre ans après, ça doit quand même être possible, non ? »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire