Baisers forcés, voyeurisme, SMS et MMS intimes… Un rapport publié jeudi questionne les violences liées au genre du primaire jusqu’au lycée
LE MONDE | | Par Mattea Battaglia
Parents inquiets, ce rapport n’est pas pour vous. La somme qu’Eric Debardieux, ex-délégué ministériel à la prévention du harcèlement en milieu scolaire, publie jeudi 31 mai raconte la répétition d’une violence quasi « ordinaire » pour les 600 000 à 700 000 élèves qui en sont les victimes. Insultes, coups, ostracisme… plus de 1 élève sur 2 en fait l’expérience à l’école, 1 sur 3 au collège. La violence physique diminue de beaucoup au lycée, mais encore un quart des lycéens déclarent des insultes, un tiers une mise à l’écart, selon le chercheur. L’ancien « M. violence scolaire » auprès de ministres de gauche comme de droite est salué pour avoir contribué à faire reconnaître, en France, le harcèlement scolaire – avec trente à quarante ans de retard sur d’autres pays.
Au cœur de ce rapport mené dans le cadre de l’Observatoire européen de la violence à l’école, une thématique qui s’est installée dans le débat public après l’affaire Weinstein : l’« oppression viriliste ». Et une « énigme » qu’Eric Debarbieux et son équipe (les sociologues Arnaud Alessandrin et Johanna Dagorn et l’auteure Olivia Gaillard, elle-même ancienne victime) entendent résoudre :« Comment passe-t-on d’une surexposition des jeunes garçons à la violence scolaire à une surexposition des femmes devenues adultes ? Est-ce au moins en partie à cette violence contre les garçons (et, présumons-le, entre garçons) que nous devons relier la violence ultérieure contre les femmes ? »
Sur cette violence scolaire souvent tue (la « loi du plus fort » s’accommodant fort bien de « la loi du silence », disent les experts), l’institution a commencé à lever le voile dans les années 2000, initiant des enquêtes dites « de victimation » menées par le département statistique du ministère de l’éducation. L’équipe Debarbieux a voulu mettre en parallèle leurs résultats en les compilant et en complétant l’échantillon pour toucher, au total, 47 604 élèves de 8 à 19 ans.
« Expérience victimaire préoccupante »
Le flot de statistiques obtenu, pas toujours facile d’accès tant la violence sexiste est difficilement séparable de la violence tout court, vient démentir bien des idées reçues sur les rapports filles-garçons, même s’ils confirment ce que la « recherche mondiale » a déjà démontré, rappelle Eric Debarbieux. Au primaire, si 1 écolier sur 5 témoigne avoir déjà été « regardé » dans les toilettes, les victimes ne sont pas beaucoup plus nombreuses parmi les petites filles (20 %) que les garçons (18,4 %). Le « déshabillage forcé » touche plus, en revanche, ces derniers (14,2 % de garçons contre 10,3 % de filles). Pour ce qui est des baisers contraints, les fillettes en font davantage le récit (18,1 %, contre 14,9 % des garçons).
A l’âge du collège, les différences semblent se gommer : 8,7 % des collégiennes et 8,5 % des collégiens déclarent avoir dû embrasser quelqu’un contre leur gré ; 8,6 % des filles et 8,1 % des garçons, avoir été gênés par des moqueries sur leur sexualité. Quant au voyeurisme aux toilettes, 1 adolescent sur 10 en a fait l’expérience, sans écart jugé significatif entre les sexes.
Au lycée, la maturité des élèves le permettant, les rapporteurs ont pu poser une série de sept questions, allant des insultes sexistes aux textos et images intimes dérobées. Ils ont pu isoler une« minorité d’élèves » concentrant, écrivent-ils, les violences de tous types dans une « expérience victimaire préoccupante » ; 10 % des lycéens, filles comme garçons, ont entendu des insultes contre les lesbiennes. 13,8 % des filles et 21,1 % des garçons font état d’insultes contre les gays. 5,1 % des garçons, contre 2,2 % des filles, ont connu une tentative de retrait de vêtements. 6,6 % des lycéens, filles comme garçons, évoquent le voyeurisme subi. Parmi les élèves ayant fait état de photos ou de vidéos intimes les concernant, diffusées par Internet, des SMS ou des MMS, 2,2 % sont des filles, mais 5 % des garçons.
Construction du modèle du « mâle alpha »
L’enquête s’adosse sur quelques témoignages édifiants. Comme celui de Benoît, 18 ans. « En 1re, j’étais en atelier, raconte-t-il. Je demande pour aller aux toilettes et constate que je suis suivi par des gars de ma classe. L’un d’eux me saisit et me plaque au sol pendant qu’un autre éteint la lumière, je sens alors un autre me claquer son sexe contre mon visage. Après ça, je suis resté tétanisé (…). Humilié, je n’ai rien dit de peur d’être jugé. Puis s’ensuivent des surnoms douteux : bifle, tête de bite, suceuse, grosse catin… »
Ce sont d’abord les garçons « non conformes » au modèle viril qui se font victimiser, soulignent les chercheurs, être « bon élève »passant pour un « attribut féminin ». Le service statistique du ministère avait déjà chiffré ce phénomène : au collège, 1 élève sur 4 environ (23,6 % des filles mais 25,8 % des garçons) répond par l’affirmative à la question de savoir si on « s’est moqué de [lui] à cause de [sa] bonne conduite en classe ».
Comment passe-t-on d’élèves garçons au moins autant exposés aux violences sexistes – si ce n’est plus – que les jeunes filles à des femmes adultes surexposées ? « Quelque chose s’est passé, et pas seulement à l’école », répondent les chercheurs, en rappelant que les violences les plus lourdes se jouent « à l’extérieur », dans l’entourage familial notamment. L’école n’en a pas moins contribué à la construction du modèle du « mâle alpha », dominant les filles, mais aussi tout mâle ne correspondant pas au « modèle viriliste » dans un « refus du féminin » et de tout ce qui peut être associé au féminin, y compris chez un garçon. Un piège pour les deux sexes.
Humiliations aux toilettes
Cela se joue dans des événements qui peuvent passer pour secondaires mais qui ne le sont pas : les humiliations aux toilettes, le bon élève traité de « pédé »… Des attitudes auxquelles les enseignants sont de plus en plus sensibilisés : une place plus grande octroyée aux garçons dans la cour, une tolérance plus élevée en classe quand ils chahutent, des punitions à répétition contribuant à La fabrique des garçons (2011), pour reprendre le titre de la thèse de Sylvie Ayral.
Le rapport ne cède pas à l’alarmisme. « Si l’école participe parfois à la construction de ces violences subies par les femmes, ou est un lieu où elles s’expriment, elle est aussi un lieu de leur prévention », rappellent ses auteurs. La formation, la stabilité des équipes en sont une condition.
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