Notre droit nous a figés dans une vision fausse du don de gamètes, souligne la sociologue dans une tribune au « Monde ». Selon elle, il faut inciter les parents à sortir du secret pour donner à l’enfant l’accès à ses origines.
LE MONDE IDEES | | Par Irène Théry (Sociologue du droit, directrice d’études à l’EHESS)
Tribune. Les lois bioéthiques françaises qui régissent la procréation médicalement assistée (PMA) avec tiers donneur sont ambiguës. D’un côté, elles sont très attentives à organiser le don de sperme, d’ovocyte ou d’embryon, sécuriser les donneurs, préserver les parents. Mais de l’autre, elles sont aujourd’hui un véritable obstacle à ce que les familles qui en sont issues puissent avoir leur place au soleil dans le paysage familial, car elles n’ont eu de cesse de les renvoyer du côté du secret, voire du mensonge. Comme si, pour être une famille comme les autres, il fallait commencer par se dénier soi-même et se faire passer pour une famille par le sang, quitte à imposer à l’enfant une identité narrative tronquée, et parfois falsifiée.
Raffinement de cruauté
Ce genre de tentation est bien connu des spécialistes de la famille. On a vu exactement le même, naguère, sur l’adoption. « Pour son bien », on cachait à l’enfant qu’il avait été adopté, quitte à ce qu’il l’apprenne sur le tard et dans les pires conditions. L’enfant en quête de son histoire n’avait pas accès à son dossier. Les employés de la DDASS tournaient devant lui les pages inaccessibles en lui distillant des « renseignements non identifiants », sans mesurer le raffinement de cruauté de telles pratiques.
NOS SOCIÉTÉS ONT CESSÉ DE CONSIDÉRER QUE LA SEULE FAÇON LÉGITIME DE CONSTITUER UNE FAMILLE SOIT LA FILIATION CHARNELLE REPOSANT SUR LE LIEN DE PROCRÉATION (OU L’AFFIRMATION QU’UN TEL LIEN EXISTE)
Aujourd’hui, tout cela est bien loin. Nos sociétés ont cessé de considérer que la seule façon légitime de constituer une famille soit la filiation charnelle reposant sur le lien de procréation (ou l’affirmation qu’un tel lien existe). L’adoption a cessé de se plier à l’impératif napoléonien de « singer la nature ». L’enfant sait qu’il a été adopté et a accès à son dossier. Ses parents l’accompagnent s’il souhaite rechercher ses origines. Enfin, la diversité des familles adoptives est reconnue : elles peuvent être biparentales ou monoparentales et, depuis 2013, hétéroparentales ou homoparentales. Non seulement rien ne s’est écroulé, mais nous considérons comme un progrès de nos valeurs collectives l’abandon d’un modèle « pseudoprocréatif » et la valorisation de l’adoption comme une façon parfaitement légitime et belle de fonder une famille.
Tout le problème est qu’en France, à la différence de nombreux pays, rien de tout cela n’est encore permis pour les familles issues d’un don. Pour comprendre pourquoi, un peu de recul historique est utile.
Modèle « ni vu ni connu »
Dans les années 1970, tous les pays qui ont organisé les premières banques de sperme ont proposé des dons à des couples hétérosexuels infertiles en échec thérapeutique. On pense alors, dans un contexte où domine encore la figure de la « vraie famille » – deux parents de sexe opposé, mariés et supposés être les deux géniteurs –, qu’il faut s’y conformer le pluspossible. De là naît un premier modèle « ni vu ni connu », fondé sur le secret : on cache le don à l’enfant et à l’entourage ; le donneur est choisi du même groupe sanguin que le mari stérile pour accréditer le subterfuge ; ce donneur disparaît dans un anonymat perpétuel, comme s’il n’avait jamais existé. On pense ainsi bien faire : préserver à la fois les parents, les donneurs et les enfants.
ON NE PEUT APPLIQUER UNE LOGIQUE DE SECRETS DE FAMILLE QUAND L’INSTITUTION MÉDICALE ET L’ETAT SONT EN JEU
Dès les années 1980, ce modèle commence à être critiqué. On ne peut appliquer une logique de secrets de famille quand l’institution médicale et l’Etat sont en jeu, d’autant plus que ce modèle est mensonger : il fait passer le père stérile pour le géniteur. On affirme de plus en plus qu’il n’est pas conforme à l’intérêt de l’enfant de voir son identité narrative falsifiée ou tronquée. La Suède accorde dès 1984 l’accès à l’identité du donneur aux personnes issues d’un don à leur majorité. Elle sera suivie de très nombreux autres pays.
Un nouveau modèle de « responsabilité » émerge. Le mot est à prendre au sens fort du latin respondeo : « je réponds de ». L’idée est que, face à l’enfant, la société doit répondre de ses actes. Si elle organise des naissances issues de don, elle se doit de les assumer et non de les dissimuler. C’est un devoir institutionnel à la fois envers les parents qu’il faut conforter, envers les donneurs dont le geste doit être sécurisé et valorisé, et envers l’enfant, qui ne peut être privé d’une partie de son identité. Il faut passer d’une logique de rivalité (supposée) entre parents et donneurs à une logique de complémentarité des rôles, conforme aux faits et à leur sens.
Engendrement « à trois »
Dans cette perspective, le recours croissant de couples de femmes au don de sperme s’explique parfaitement. Loin de vouloir passer pour un couple procréateur, elles révèlent la réalité de l’innovation sociale accomplie par nos sociétés : grâce à la PMA avec don, un engendrement « à trois » est désormais possible, où les places de chacun sont claires.
LE COUPLE DES PARENTS EST CELUI QUI SOLLICITE LE DON ET S’ENGAGE À ASSUMER LA FILIATION, ET ON PEUT DIRE QU’IL « ENGENDRE » L’ENFANT BIEN QU’IL NE PROCRÉE PAS ENSEMBLE
Un donneur n’est pas un parent, n’a jamais eu l’intention de l’être et ne le sera jamais. En revanche, le couple des parents est celui qui sollicite le don et s’engage à assumer la filiation, et on peut dire qu’il « engendre » l’enfant bien qu’il ne procrée pas ensemble. On comprend alors que si la France n’a pas encore ouvert l’accès à la PMA aux lesbiennes, ce n’est pas seulement parce que des secteurs homophobes existent dans l’opinion. C’est aussi parce que notre droit nous a figés dans une vision fausse du don lui-même.
En 1994, lors des premières lois bioéthiques françaises, un débat a lieu. Des juristes spécialistes de la famille s’interrogent : pourquoi passer par le mode d’établissement de la filiation charnelle alors que, dans le cas d’un don, un des parents, par hypothèse, n’est pas géniteur ? Mais l’emporte alors en France une perception technique issue de la biomédecine, qui s’avère relativement imperméable aux enjeux symboliques de filiation.
Selon cette vision, le don de gamète serait un don d’élément du corps humain comme les autres, à considérer comme un « traitement » permettant au couple receveur de devenir le « véritable procréateur », cependant que le donneur serait un fournisseur de « matériau interchangeable de reproduction » et que l’anonymat garantirait la « dépersonnalisation des gamètes ». La vie est supposée créée en laboratoire à partir de ce matériau, et non pas transmise d’une personne à une personne.
Paradoxe : vingt ans après la fondation des Centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains (CECOS, en 1973), le nouveau droit bioéthique français vient ainsi renforcer le modèle « ni vu ni connu », et organise la transformation des familles issues d’un don en pseudo-familles biologiques, alors même que les professionnels de la PMA sont déjà très nombreux à penser qu’il faut inciter les parents à sortir du secret et à révéler à l’enfant son mode de conception.
Défaillance institutionnelle
Cet écart entre droit du secret et attentes de responsabilité envers l’enfant n’a cessé de croître, et peut être perçu aujourd’hui comme une véritable défaillance institutionnelle : on laisse les parents se débrouiller, alors que seule la société est en mesure d’instituer les rôles et places de chacun.
DÈS LORS QU’IL EST POSSIBLE AUX COUPLES HOMOSEXUELS ET AUX FEMMES CÉLIBATAIRES DE FONDER UNE FAMILLE PAR L’ADOPTION, ON NE COMPREND PAS QUE LE RECOURS AU DON LEUR SOIT REFUSÉ
Les critiques du modèle français – à la fois pseudothérapeutique et pseudoprocréatif – sont issues aujourd’hui de deux grandes voies, interne et externe. La critique interne a été portée par des personnes nées de don refusant la façon dont le droit bioéthique a fait d’elles une catégorie d’humains « à part » en leur interdisant, par un secret d’Etat, l’accès à leurs origines, ce que l’on peut qualifier de véritable discrimination ontologique. La critique externe a été portée par des personnes que le modèle bioéthique français exclut de la PMA : les couples homosexuels et les femmes célibataires. Dès lors qu’il est possible à ces couples, depuis 2013, de fonder une famille par l’adoption, on ne comprend pas que le recours au don leur soit refusé. Ces deux critiques sont indépendantes, mais elles convergent vers un nouveau modèle de « responsabilité », assumant qu’il n’y a pas à mimer le modèle biologique car l’engendrement avec don est – comme la procréation, comme l’adoption – une façon légitime et belle de fonder une famille.
Que tel soit l’enjeu de fond de la prochaine révision des lois bioéthiques, rien ne le révèle mieux que l’évolution récente de La Manif pour tous. Alors que jusqu’à présent elle se bornait (si on ose dire) à refuser l’ouverture de la PMA à toutes les femmes, elle s’est radicalisée au point de demander maintenant l’interdiction du don de sperme pour tous, y compris les couples hétérosexuels qui en bénéficient depuis un demi-siècle. Qu’on puisse imaginer d’interdire une pratique qui a déjà fait naître près de 100 000 enfants, uniquement parce que le don ne serait plus « ni vu ni connu », est inquiétant.
Face à un séparatisme aussi extrémiste, notre tâche est de rassembler. Elle est de revendiquer les grandes valeurs collectives de notre temps, qui lient pluralité des choix de couple, engagement inconditionnel dans la filiation et responsabilité envers l’enfant. Il est urgent pour notre pays de mieux accueillir, accompagner et valoriser les familles issues d’un don, qu’elles soient hétéroparentales, homoparentales ou monoparentales. Accordons enfin à l’engendrement avec tiers donneur la place qui lui revient dans notre droit commun.
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