Oceana (à gauche) et Elyna (en bas à droite) sont scolarisées dans une classe bilingue français langue des signes, à Champs-sur-Marne. Photo Fred Kihn
Par manque de demande des familles, l’apprentissage de la langue des signes est délaissé par les écoles au grand dam de ses défenseurs. Les classes mixtes, qui mêlent les enfants entendants et sourds, se raréfient.
Oceana et Elyna, âgées de 9 ans, ont planché mardi 22 mai sur un texte à trous afin d’acquérir de nouveaux mots de vocabulaire. Un exercice classique pour des élèves de cet âge, à la seule différence que cet enseignement leur est délivré en langue des signes française (LSF). Les deux fillettes sont scolarisées en unité localisée pour l’inclusion scolaire (Ulis) des sourds, à l’école élémentaire des Deux-Parcs de Champs-sur-Marne (Seine-et-Marne). Quatorze élèves, tous sourds, y sont encadrés par Bastien Lamarque, enseignant dans cet établissement depuis deux ans : «La classe est divisée en groupes, j’essaie au maximum de respecter le niveau de la tranche d’âge des élèves. J’ai des niveaux CP à CM2 et trois élèves en groupe de suivi, qui n’ont pas encore atteint le niveau CP.»
Implant cochléaire
Cette organisation est permise par la présence d’autres adultes. Ce jour-là, il y a à ses côtés Karine, enseignante sourde de langue des signes, Nathalie, éducatrice scolaire également sourde, Deborah, accompagnante des élèves en situation de handicap, et Pascale Wilmet, employée de l’Association régionale pour l’intégration sociale et professionnelle des personnes en situation de handicap. «Je prépare un planning hebdomadaire, qu’on élabore en fonction du programme de l’éducation nationale, explique Bastien Lamarque. Je rencontre les élèves au moins une fois par jour pour les nouveaux apprentissages et mes collègues s’occupent des révisions. Cela me permet de répondre aux besoins éducatifs particuliers des enfants.»
Dans ces classes bilingues où l’on enseigne la langue des signes et le français écrit, les enfants suivent le même programme que les autres élèves, à la seule différence que l’apprentissage du français est plus long, puisqu’ils ne l’entendent pas. Ewenn et Amina se sont attelés à un atelier de production d’écrit. Amina signe une phrase que son camarade doit écrire en français. Le garçon grommelle. Il a oublié le «dans» de la phrase «Le chat est dans la maison». «Ce n’est pas facile puisque la LSF n’a ni la même grammaire ni la même syntaxe que le français. Par exemple, le "dans" n’existe pas, tout comme les articles», nous précise Pascale Wilmet.
En sport, maths, sciences ou encore histoire-géographie, ces enfants suivent le cours dans leur classe de référence avec les élèves entendants, aidés d’une médiatrice signante. Le reste du temps, Bastien Lamarque leur propose une pédagogie adaptée : «L’important est de rendre l’apprentissage visuel pour que les connaissances soient bien assimilées.»
En France, 300 000 personnes seraient concernées par la surdité et seul un tiers pratiquerait couramment la langue des signes, selon la Fédération nationale des sourds. En effet, deux choix s’offrent aux familles : la LSF, assez peu connue par les parents entendants et trop peu mise en avant, ou la méthode dite «oralisante». Nombre d’entre elles préfèrent la seconde option où les enfants apprennent à parler. Dans ce cas, les jeunes portent un appareil d’aide auditive ou un implant cochléaire pouvant offrir une récupération auditive.
«Langue à part entière»
Les partisans de chacune de ces méthodes s’affrontent depuis plus d’une centaine d’années. L’abbé Charles-Michel de l’Epée a ouvert au milieu du XVIIIe siècle la première école pour sourds utilisant la LSF. Mais, en 1880, près d’un siècle après son décès, son enseignement est interdit lors d’un «congrès international pour l’amélioration du sort des sourds» à Milan, sous prétexte que les enfants sourds doivent apprendre à parler afin de s’intégrer dans la société. Trois raisons sont invoquées : la LSF ne serait pas une vraie langue, elle ne permet pas de parler de Dieu, empêcherait de bien respirer et favoriserait donc la tuberculose. La langue des signes est restée pratiquée, mais clandestinement, au sein des associations de sourds. Cette mesure sera abrogée en France en 1977 seulement. Il faudra attendre 1991 pour que la langue des signes soit officiellement encouragée par l’Education nationale et la loi sur l’égalité des chances de 2005, pour qu’elle soit reconnue comme «une langue à part entière». Depuis, «tout élève concerné doit pouvoir recevoir un enseignement de la langue des signes française». Mais, encore aujourd’hui, certains partisans de la méthode oralisante estiment qu’apprendre à parler est nécessaire à l’intégration des sourds, tandis que les défenseurs de la LSF regrettent une logique de «réparation» de la surdité. Une fois le mode de communication adopté, il reste aux familles à sélectionner l’établissement dans lequel leur enfant sera scolarisé. Le choix s’effectue entre les instituts médico-sociaux proposant des cursus mêlant bilinguisme et «oralisme», dépendants du ministère de la Santé, ou ceux de l’Education nationale. Ce ministère favorise l’inclusion en classe ordinaire. Dans ce cas, l’élève suit le cours en lisant sur les lèvres, en théorie aidé d’un auxiliaire de vie scolaire ou d’un enseignant spécialisé pratiquant le code syllabique LPC (langue française parlée complétée). Une méthode controversée chez les associations de parents d’enfants sourds car elle demande notamment à l’élève une grande concentration.
Malgré la loi de 2005, les familles souhaitant un cursus complet en LSF au sein de l’éducation nationale pour leurs enfants s’engagent dans un réel parcours du combattant. Catherine Vella, présidente de l’Association nationale de parents d’enfants sourds, n’a répertorié que dix maternelles et dix primaires proposant un dispositif Ulis bilingue, quatre collèges et autant de lycées : «Il existe seulement quatre filières de la maternelle au lycée à Poitiers, Toulouse, Champs-sur-Marne et Lyon. On avait demandé d’en ouvrir une à Paris pour les enfants de la petite couronne, mais on nous l’a refusé sous prétexte que ce sont trois académies différentes [Paris, Créteil, Versailles].» Un constat contre lequel se bat aussi Nicole Gargam, présidente de l’Association nationale des parents d’enfants déficients auditifs (Anpeda) : «En février 2017, on a travaillé avec l’éducation nationale sur une circulaire concernant le parcours de formation du jeune sourd. Il devrait permettre d’ouvrir dans chaque académie au moins un pôle d’enseignement bilingue de la maternelle au lycée. Les choses n’ont pas bien avancé. A Rennes, notamment, on a du mal à en avoir un.»
Au contraire, la classe bilingue de l’école Georges-Valbon à Bobigny, la seule de Seine-Saint-Denis, s’apprête à fermer en juin. L’aventure aura été brève pour cette classe créée en 2014. «Nous n’avons pas connaissance d’enfants ayant fait le choix pour l’an prochain d’un parcours d’enseignement en LSF. Sur les quatre élèves, trois entrent au collège à la rentrée. Une élève n’a pas fini son parcours scolaire, mais un autre projet, en cours de travail avec la famille, devrait l’amener à rejoindre un autre type d’établissement. C’est leur choix», justifie Sandrine Lair, directrice académique adjointe en Seine-Saint-Denis. Elle précise : «Si des élèves souhaitant avoir un enseignement en LSF se présentent, on rouvrira une classe l’année prochaine ou la suivante.» Une élève reste donc sur la touche : Mélissa, en CE1. Farouk, son père, déplore : «A la rentrée, on m’a informé de cette fermeture, mais on ne m’a pas vraiment laissé le choix. La seule solution qui m’a été présentée par le rectorat est de la mettre dans un établissement médico-social à Noisy-le-Grand. Catherine Vella m’a ensuite appris qu’à Paris, il existe une école disposant d’un cursus bilingue. Personne ne m’en avait parlé. Ma fille se sentait bien dans cette classe. Je ne veux pas l’enfermer dans une bulle de sourds.»
«Classe ordinaire»
Cette instabilité dans le parcours scolaire est néfaste pour les enfants, selon Nicole Gargam de l’Anpeda : «L’éducation nationale travaille sur les parcours des élèves en situation de handicap. Les premiers chiffres révèlent qu’il y a un pourcentage de sourds en retard ou en échec un peu plus important que chez les autres enfants. Cela s’explique notamment par les difficultés à se scolariser.»Catherine Vella, dont le fils Vincent est en CM2 à Bobigny, avance une autre explication : «Ce sont les élèves qui doivent s’adapter dans le système scolaire actuel pour les enfants sourds, d’où un échec scolaire massif. On leur permet d’entrer en classe, mais pas d’accéder aux contenus lorsqu’ils sont en classe ordinaire avec les autres élèves. Tout le monde ne peut pas déménager pour avoir accès à un cursus bilingue, d’autant que ces derniers sont peu nombreux et très inégalement répartis sur le territoire.»
Tout comme Ewenn et Amina à Champs-sur-Marne, Vincent se sentait bien dans ce cursus mixte : «J’étais heureux avec mes amis sourds et entendants. Je suis triste que la classe ferme.» Sa mère se remémore : «A chaque fête de l’école, il y avait des chants signés par tous les élèves. Un établissement qui accueille les enfants aux mêmes niveaux avec les mêmes droits, les mêmes devoirs, c’était l’idéal. Cela lui a vraiment appris à être un enfant comme les autres.» Selon elle, ces cursus peinent à attirer du monde car ils ne sont pas assez défendus : «Ce qui est mené dans ces classes LSF n’est pas assez mis en valeur. Il n’y a pas réellement de volonté de les faire vivre. Certains parents n’étaient même pas au courant de leur existence.»Nicole Gargam note : «Il y a peu de demandes car les enfants sourds naissent à plus de 90 % dans des familles entendantes. Dans certains hôpitaux, des médecins affirment encore que la LSF peut nuire à l’apprentissage du français, ce qui est totalement faux et peut influencer les parents dans leur choix.» Fanny Costaramoune, enseignante dans un centre médico-social bordelais, souligne : «On ne peut pas estimer qu’un dispositif Ulis ne bougera jamais, il dépend des naissances d’enfants sourds[environ 1 sur 1 000, ndlr]. Comme cela est fait avec les unités d’enseignement des instituts spécialisés, cette classe pourrait être déplacée là où il y a plus de besoins.»Malgré tout, choisir un cursus bilingue pour des parents entendants demande un vrai investissement : «On a galéré à apprendre la LSF, on a dû avancer 4 000 euros et prendre du temps. J’ai pu acquérir un niveau correct car j’étais au chômage. Pendant un an, je n’ai fait que ça», raconte Catherine Vella. Cette possibilité n’étant pas offerte à tous les parents, l’apprentissage de la LSF se dresse comme un énième obstacle sur la route de ces familles.
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