Magali Bodon-Bruzel dirige le service de psychiatrie de la prison de Fresnes. Elle témoigne de son expérience auprès des criminels sexuels et de leurs victimes dans le livre « Sex Crimes ».
LE MONDE | | Propos recueillis par Florence Rosier
La docteure Magali Bodon-Bruzel, psychiatre, est chef du pôle regroupant le service de psychiatrie de la prison de Fresnes et une unité d’hospitalisation spécialement aménagée (UHSA) pour détenus souffrant de troubles mentaux. Elle vient de publier Sex Crimes (Stock), avec le romancier Régis Descott. Une lecture prenante, souvent dérangeante, alors que 206 viols sont commis par jour en France, et qu’un millier d’auteurs de violences sexuelles seulement sont condamnés chaque année.
La France a récemment été marquée par plusieurs affaires de crimes sexuels. Comment parvenez-vous à prendre en charge les auteurs d’actes aussi monstrueux : pédophiles, auteurs d’incestes, violeurs et parfois tueurs en série ?
En tant que médecin, je me mets à la disposition de ceux qui ont commis ces actes graves, criminels, inacceptables, pour les accompagner, travailler avec eux, les aider à changer de comportement – si toutefois ils en ont l’envie et le courage, car il s’agit de courage. Tous les violeurs sont des salauds au moment de leur acte, mais certains, ou plus exactement une partie d’eux-mêmes, ne se reconnaissent pas dans ce qui a été commis. Ceux-là cherchent, et quelques-uns se mettent au travail…
Vous arrive-t-il d’avoir du dégoût, ou de la compassion pour certains de ces criminels ?
Je suis médecin psychiatre : mon travail est d’écouter leur souffrance et de la prendre en charge. Les choses sont rarement binaires. Ma compassion peut varier selon les personnes qui sont en face de moi, mais également selon les moments de leur parcours. Je suis aussi une personne humaine : je peux trouver abjects certains agresseurs. Dans une affaire comme celle de Nordahl Lelandais [meurtrier de Maëlys, 9 ans, et d’Arthur Noyer], il paraît compliqué d’avoir de la compassion pour l’agresseur. Mais le « monstre » pour lequel nous n’avons aucune empathie peut évoluer. C’est toute l’ambivalence de la nature humaine. Je peux être touchée par ceux qui ont fait souffrir et qui peuvent aussi souffrir, quand ils reconnaissent la gravité de leur acte. Face à ces agresseurs qui ont commis des actes cruels, sans compassion ni respect d’autrui, face à cette violence et à cet égocentrisme qui se sont déployés, nous devons nous situer autrement – et non en miroir. C’est ce qui nous grandit.
Ces agresseurs sexuels sont-ils atteints de pathologies mentales ?
Avec les délinquants sexuels violents, nous ne sommes pas dans le monde de la maladie mentale – sauf exception rare. Dans plus de neuf cas sur dix, leur discernement au moment des faits est normal. Autrement dit, ils distinguent le bien du mal. En revanche, ils sont souvent atteints de troubles de la personnalité : ce sont, par exemple, des personnalités antisociales, voire des psychopathes (mais c’est assez rare), ou encore des personnalités « borderline », avec une impulsivité majeure, une instabilité marquée des émotions, une altération des relations interpersonnelles et de l’image de soi. Certains peuvent souffrir « d’états réactionnels » : ils présentent une dépression ou une fragilité à la suite d’un traumatisme psychique, d’un abandon, de violences subies dans l’enfance… La consommation de toxiques (alcool, cannabis, cocaïne…) n’est pas rare.
Aucune de ces fragilités, cependant, ne justifie l’accomplissement d’actes aussi barbares…
Non, ce n’est jamais une excuse. Mais le travail thérapeutique de mon équipe, avec les auteurs, consiste à comprendre comment ces actes ont pu surgir dans leur histoire. Et surtout à faire en sorte qu’ils ne puissent pas se reproduire – même si le risque zéro n’existe pas : nul n’est à l’abri d’un accident de la vie. Mais, quand le patient est sincère, quand il comprend les conditions de l’émergence de son acte, on peut réduire le risque de récidive.
Imaginons l’un d’eux. Il comprend qu’il est déprimé, qu’il a une mauvaise estime de lui-même. Et que le passage à l’acte surgit lorsqu’il se met à boire. Grâce à un travail de psychothérapie, il comprend sa haine des femmes, liée aux maltraitances de sa mère. Il est en prison, sa compagne l’a quitté. Mais il veut évoluer pour conserver ses bonnes relations avec son fils de 12 ans. Il se met à vouloir travailler. Une fois sa peine purgée, il sait qu’il devra suivre une prise en charge en alcoologie, continuer à voir un psychothérapeute. Si nécessaire, un psychiatre pourra lui prescrire un traitement antidépresseur. Cet homme n’est pas spécialement envahi par des idées libidinales ; dans son cas, un traitement freinateur de libido n’est pas justifié.
Vous expertisez aussi des victimes de violences sexuelles. Que ressentez-vous pour elles ?
J’éprouve toujours de l’empathie, bien sûr ! Mais je ne fais pas de thérapie des victimes. Je les expertise à la demande du juge d’instruction, dans les affaires pénales, pour avoir une idée de leur état psychologique. Et au tribunal civil, pour définir les soins à mettre en place et permettre leur indemnisation, selon l’étendue du psychotraumatisme. Il s’agit de décrire leurs séquelles : phobie résiduelle, sentiment d’être salie, état constant d’alerte, atteinte de la libido...
Comment devient-on médecin-chef du pôle de psychiatrie d’une des plus grandes prisons de France, à Fresnes ?
Au départ, j’aimais surtout la littérature. Mais mes deux parents étaient médecins. Je me suis orientée dans cette voie, et j’ai su très vite que la psychiatrie m’attirait. Elle est au cœur du mystère humain, avec un côté littéraire ; elle révèle la capacité de l’homme à agir de façon incroyable. Dans la maladie mentale, c’est « l’acte fou » qui me fascine. Un de mes auteurs préférés est Lautréamont : ses Chants de Maldoror (1869) ont beaucoup influencé les surréalistes – Maldoror est un personnage mystérieux et maléfique. En parallèle, j’ai suivi un DEA de lettres modernes. Puis je me suis tournée vers la psychiatrie médico-légale à Paris. Et j’ai fait quinze ans d’analyse. Mes études littéraires et mon analyse m’aident à entendre ce que disent mes patients.
Comment vous êtes-vous intéressée aux auteurs de violences sexuelles ?
Dans les années 1990 et 2000 sont apparues des techniques de prise en charge des auteurs de violences sexuelles. Je me suis d’abord formée en lisant les ouvrages du psychiatre Roland Coutanceau. En 2007, j’ai monté une unité de prise en charge des auteurs d’infractions sexuelles (Uhlis) à Fresnes. Et en 2009, je suis allée me former au Québec, où ils font un travail formidable. L’Institut Philippe-Pinel, à Montréal, est un des pionniers du domaine.
En France, comment les agresseurs sexuels sont-ils pris en charge ?
Les programmes canadiens nous ont beaucoup inspirés, même si nous sommes loin de proposer des soins aussi complets. La prise en charge combine un suivi individuel et des thérapies de groupe. Nos patients sont suivis par une équipe pluridisciplinaire : infirmiers, travailleurs sociaux, psychologues et psychiatres, personnel pénitentiaire et du monde de la justice. Dans l’unité Uhlis, nous suivons douze détenus par session thérapeutique de six mois. Nous leur proposons une série de thérapies de groupe. Ce qui est dit par les pairs résonne bien mieux que ce qui est dit par un soignant, en thérapie individuelle. L’effet groupe est particulièrement intéressant chez ces personnes souvent dans le déni et qui transforment autrui en objet : leurs propos peuvent être contrés par le reste du groupe. A l’inverse, quand l’un d’eux a la voix qui se brise, qu’il reconnaît qu’il a été un salaud, il peut recevoir le soutien de ses pairs ; et je peux rebondir en l’encourageant. On avance bien plus vite.
Quelles sont les figures – victimes ou agresseurs – qui vous ont le plus marquée ?
Il y en a tant ! Je pense à ces jeunes garçons, victimes d’un pédophile qui était leur entraîneur sportif. L’un d’eux, 10-12 ans, très intelligent, a décidé de témoigner ; les autres, courageux, ont suivi. Je suis mère de deux garçons, cette affaire m’a beaucoup marquée. Il y a aussi ces femmes, victimes d’un sexologue qui exerçait son emprise sur elles. Il est mort en prison avant son procès. Ou encore cette jeune fille ravissante qui avait été droguée puis violée. Elle a voulu investir sa féminité dans un autre corps, en le faisant tatouer.
Côté agresseurs, je pense notamment à un jeune médecin qui avait violé une patiente à l’hôpital. Il venait d’une culture où les relations sexuelles hors mariage sont impossibles. Il est venu me consulter parce qu’il voulait un suivi psychologique. Une fois sa peine purgée, il a eu le courage de reprendre d’autres études et de refaire sa vie.
« J’ai vu des salauds et des anges, mais aucun ne m’a fait désespérer », écrivez-vous. Aucun, vraiment ?
Je pense réellement qu’on peut être salaud puis sincère dans son repentir. Je travaille avec une équipe prête à accepter cette dissonance de l’être, à l’entendre, à prêter main-forte et à trouver des pistes pour prévenir la récidive. Après avoir écouté des centaines de victimes et d’agresseurs, j’ai acquis la conviction qu’il faut soigner les unes comme les autres. Face à certains patients, il a pu m’arriver de désespérer. Mais je ne perds pas espoir dans l’humanité. Pour affirmer qu’un pronostic est détestable, il faut être très armé scientifiquement. Si je vois quelqu’un comme Michel Fourniret (violeur et tueur en série) plusieurs fois, peut-être trouverai-je son pronostic catastrophique. Mais je ne l’ai pas vu. L’agression sexuelle est multiforme. Quand leurs auteurs s’investissent vraiment dans leurs soins, quand ils sont accompagnés par toute une équipe, alors oui, certains peuvent être sauvés.
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