Dans une tribune au « Monde », l’économiste Marie-Anne Valfort estime que l’on ne peut pas opposer ces deux tendances. Il faut les prendre en compte dans leur complémentarité afin de lutter contre la violence terroriste et l’exclusion sociale.
LE MONDE | |
Par Marie-Anne Valfort (Economiste, Ecole d’économie de Paris-université Paris-I-Panthéon-Sorbonne-IZA)
Tribune. Toutes les grandes religions sont traversées par des courants sectaires prônant une lecture littérale et absolutiste des textes sacrés. Dans l’histoire récente de notre pays cependant, comme dans celle de nombreux autres, c’est au sein de l’islam que ces tendances radicales ont pris le plus d’ampleur.
Depuis le 11 septembre 2001, les travaux de recherche se sont multipliés pour identifier les facteurs pouvant amener des individus à perpétrer au nom de l’islam des actes terroristes contre les pays mêmes qui les ont vu grandir.
En France, deux thèses s’affrontent : celle de Gilles Kepel, qui impute les attentats de 2015 et ceux qui ont suivi à la diffusion du salafisme djihadiste, et celle d’Olivier Roy, qui avance au contraire une explication extrareligieuse, le malaise d’une génération qui utilise le djihadisme comme vecteur de sa révolte.
En réalité, radicalisation de l’islam et islamisation de la radicalité décrivent deux phénomènes qui, loin d’être antagoniques, sont au contraire complémentaires. Quel que soit le phénomène qui préexiste, il finit en effet par entraîner le second, générant une dynamique délétère, où radicalisation de l’islam et islamisation de la radicalité se renforcent mutuellement.
Cercle vicieux
Supposons que la radicalisation de l’islam précède l’islamisation de la radicalité. Elle fera de tout musulman pratiquant, y compris du non-radicalisé, un suspect. Ce rejet engendrera à son tour un sentiment d’injustice et, chez certains, une volonté de rupture qui les amènera à amplifier les différences, en particulier religieuses, les séparant de ceux qui les rejettent.
Ce mécanisme a été bien identifié dans le contexte américain par les économistes Eric Gould et Esteban Klor. Les musulmans vivant dans les Etats où les actes islamophobes ont le plus augmenté à la suite des attentats contre le World Trade Center et le Pentagone ont adopté, dix ans plus tard, une pratique plus intransigeante de leur religion. Pourtant, cette tendance n’était pas à l’œuvre avant les attentats. Ce changement se traduit notamment par des mariages intracommunautaires plus nombreux et une moindre participation des femmes au marché du travail. Ce repli amplifie la mise à l’écart des musulmans.
Le même processus est à l’œuvre si c’est l’islamisation de la radicalité qui précède la radicalisation de l’islam. L’islamisation de la radicalité fait en effet référence à un processus par lequel des individus, principalement de culture musulmane, expriment leur frustration à l’égard du reste de la société en adhérant au salafisme djihadiste. En d’autres termes, l’islamisation de la radicalité aboutit au développement d’une frange radicale au sein de la population musulmane, donc à une radicalisation de l’islam, ces deux phénomènes finissant par se nourrir l’un l’autre.
Les résultats des travaux que je mène depuis une dizaine d’années sur l’intégration des immigrés de culture musulmane et leurs descendants en France illustrent ce cercle vicieux. Afin d’isoler l’effet de la religion, et non de l’origine ethnique, ces recherches comparent les trajectoires de populations immigrées chrétiennes et musulmanes issues du même pays d’origine. Une enquête menée auprès de 500 personnes d’origine sénégalaise vivant en France révèle ainsi que le sentiment d’exclusion des musulmans ainsi que l’importance qu’ils accordent à la religion s’exacerbent d’une génération d’immigrés à l’autre, alors qu’ils s’estompent chez leurs homologues chrétiens.
Candidats fictifs, tous issus du Liban
Mes recherches montrent aussi que le traitement inégal des musulmans ne relève pas du fantasme. C’est par exemple le cas sur le marché du travail où j’ai réalisé un « testing sur CV ». Cette méthode consiste à envoyer, en réponse à des offres d’emploi réelles, des CV et lettres de motivation de candidats fictifs dotés de parcours scolaires et professionnels équivalents, mais différant en fonction d’une ou plusieurs autres caractéristiques dont on veut savoir si elles influencent la décision d’embauche.
Dans mon expérience qui repose sur l’envoi de plus de 6 000 candidatures, les candidats fictifs, tous issus du Liban, se distinguent en fonction de deux critères : leur culture religieuse, c’est-à-dire la religion dans laquelle ils ont grandi, signalée par leur prénom et le collège confessionnel fréquenté à Beyrouth ; et leur religiosité à l’âge adulte, évoquée par le type, confessionnel ou non, de l’association de scoutisme dans laquelle ils encadrent des jeunes. Les conclusions sont éloquentes.
A CV identique, un candidat de culture musulmane issu du Liban (Mohammed) a autant de chance que son homologue chrétien (Michel) de trouver un emploi s’il souligne qu’il n’est pas pratiquant : la rubrique « centres d’intérêt » de son CV fait dans ce cas apparaître son engagement dans l’association non confessionnelle de scoutisme « Eclaireuses éclaireurs de France ».
Mais le résultat est très différent si Mohammed et Michel pratiquent leur religion, pourtant dans un esprit d’ouverture à l’autre. Le taux de réponse de Mohammed chute lorsqu’il précise qu’il encadre des jeunes à l’association musulmane de scoutisme « Scouts musulmans de France » (plutôt que chez les Eclaireuses éclaireurs de France), alors que l’inverse se produit pour Michel s’il explique plutôt son engagement dans l’association catholique de scoutisme « Scouts et guides de France ». Résultat : il suffit à Michel d’envoyer quatre candidatures pour obtenir un entretien d’embauche alors que 20 sont nécessaires pour Mohammed.
Relégation économique et sociale
On pourrait penser que les recruteurs ne prêtent pas attention à ces signaux de religiosité. Une enquête de suivi auprès de 200 d’entre eux montre qu’il n’en est rien. Ils considèrent pertinent de mentionner les activités de scoutisme dans un CV. Par ailleurs, ils jugent les candidats investis aux Scouts musulmans de France et aux Scouts et guides de France plus religieux que les membres des Eclaireuses éclaireurs de France.
Il semble qu’on ne résistera au terrorisme islamiste à long terme qu’en luttant à la fois contre la radicalisation de l’islam et l’islamisation de la radicalité. Cette politique globale implique de mettre en œuvre au moins trois engagements du programme d’Emmanuel Macron. D’abord, la structuration de l’islam de France, afin de le soustraire aux influences rétrogrades et le réhabiliter aux yeux de l’opinion publique.
Ensuite, le développement d’un enseignement laïc du fait religieux à l’école. La coexistence apaisée des différentes convictions religieuses et areligieuses passe en effet par une meilleure connaissance de la laïcité et des religions. La diffusion des remarquables outils pédagogiques créés par l’association Enquête pourrait contribuer à ce que tout élève comprenne ce qu’est la laïcité, la garantie du droit de croire ou de ne pas croire, et accepte la pluralité des convictions.
Enfin, contrer la tentation radicale implique de libérer une large frange de la population musulmane de sa relégation économique, sociale, politique, culturelle et territoriale. A ce titre, le plan « Banlieues » de Jean-Louis Borloo couvrait des thèmes de première importance.
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