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samedi 2 juin 2018

Corine Pelluchon : « Aucune loi ne peut définir une bonne mort »

Faut-il dépénaliser l’euthanasie ? Le suicide assisté ? Dans une tribune au « Monde », la philosophe examine les risques et les écueils d’une législation sur la fin de vie.
LE MONDE 
Par Corine Pelluchon
Tribune. Les personnes s’exprimant sur le suicide assisté adoptent souvent des positions clivantes en disant que cet acte est l’ultime liberté ou en déclarant que Dieu seul doit choisir le jour et l’heure de leur trépas. Vivant dans une société où ils ne contrôlent plus grand-chose, les individus ont besoin de certitudes sur ce que doit être une bonne mort et pensent pouvoir les imposer aux autres. Ils diminuent aussi par là le scandale de la mort, le fait qu’elle est une question sans réponse et une limite indépassable, que l’on ne peut qu’endurer, mais non maîtriser ni vraiment anticiper.

Pression sournoise

Nul ne peut savoir comment il réagira à l’approche de sa mort. L’accompagnement des patients en fin de vie enseigne qu’il y a souvent un écart entre ce qu’ils disaient quand ils étaient en bonne santé et leur comportement lorsqu’ils sont atteints d’une maladie incurable. Il n’est pas rare que des personnes favorables au suicide assisté demandent une chimiothérapie supplémentaire, alors que leur cancer est en phase terminale. D’autres, qui se disaient hostiles à l’aide active à mourir, peuvent exprimer, dans les mêmes circonstances, leur volonté d’y avoir recours.
Si l’on tient compte du contexte actuel, marqué par l’augmentation des dépenses de santé et le vieillissement de la population, on peut craindre que le suicide médicalement assisté n’apparaisse comme la réponse la plus économique au problème de la prise en charge des personnes en fin de vie, et même des plus âgées. En raison de l’inégale répartition des soins palliatifs sur le territoire, d’aucuns, dont la peur de mal mourir est légitime, peuvent être contraints de réclamer le suicide faute d’alternative leur garantissant qu’ils ne subiront pas d’acharnement thérapeutique, que leur douleur sera soulagée et qu’ils bénéficieront d’un accompagnement de qualité. En outre, s’il était possible d’avoir recours à une aide active à mourir en l’absence de maladie létale, comme lorsque l’on souffre de démence ou de dépression, cela soumettrait les personnes en situation de vulnérabilité à une pression sournoise : se sentant inutiles, elles seraient poussées à demander le suicide afin de ne pas peser sur la collectivité et parce qu’aux yeux des autres elles ne seraient plus rien.
Légiférer sur le suicide assisté implique donc de ne pas sous-estimer le poids de l’économie et du climat social. Mais ne doit-on pas, aussi, reconnaître le souhait des malades en fin de vie qui ont eu accès aux soins palliatifs et qui n’en veulent plus (ou n’en veulent pas) et dont la demande de mort est persistante et réfléchie ? Il n’y a pas d’argument permettant de rejeter en toute objectivité la demande de mort d’une personne au stade terminal d’une maladie, quand elle a bénéficié d’une prise en charge optimale, incluant le dialogue avec un médecin qui lui prodigue les meilleurs soins et toute l’information sur les alternatives au suicide. Reste une question, essentielle : aider quelqu’un à mourir en lui prescrivant un produit létal (suicide assisté) ou en le lui administrant (euthanasie) peut-il figurer parmi les missions des soignants ? C’est à eux qu’il appartient de répondre. Il n’y a pas lieu de les prendre en otage comme s’ils étaient sommés d’exécuter la volonté des patients, alors que leur vocation première est de les accompagner jusqu’au bout. Jusqu’où l’individu peut-il leur imposer ses choix ?

Situation limite

Le suicide médicalement assisté concerne l’autonomie de la personne, mais aussi le sens et l’organisation des soins ; il a un impact sur les soignants comme sur les autres malades. La légalisation d’une pratique revient à considérer qu’elle est bonne, et même désirable. Il est donc problématique de légaliser le suicide assisté, car cela voudrait dire que le suicide est la réponse la mieux adaptée au problème de la souffrance en fin de vie. En outre, à la différence du suicide, qui est un acte privé, la liberté du patient rencontre ici une limite qui est la liberté des soignants. Plutôt que de légaliser l’aide active à mourir, on peut envisager de la dépénaliser en la réservant aux patients en fin de vie qui la réclament : cela signifierait qu’il s’agit d’une situation limite qu’il convient d’aborder dans sa spécificité. La question de savoir si les soignants doivent se borner à vérifier que le malade remplit les conditions ou s’ils peuvent l’aider à mourir en lui procurant le produit létal demeure en suspens.
Environ 2 % des personnes en fin de vie bénéficiant d’un véritable accompagnement continuent de demander qu’on les aide à mourir. C’est pourquoi, depuis la loi du 2 février 2016, il est possible de mettre en place une sédation profonde et continue en phase terminale : le patient est endormi jusqu’à son décès, au lieu d’être réveillé à certains moments, comme c’est le cas dans les soins palliatifs. Cette solution n’a cependant pas convaincu tout le monde : ni ceux qui souhaitent un accès à l’euthanasie, ni ceux pour qui la sédation profonde et continue n’en est qu’une forme dissimulée. L’existence de ces clivages exige donc de mieux préciser la finalité et les limites d’une loi sur la fin de vie.
Aucune législation ne mettra tout le monde d’accord sur ce que doit être une bonne mort. Elle peut toutefois garantir aux citoyens que tout sera fait pour qu’ils ne meurent pas dans l’agonie et l’abandon. Parce qu’on a affaire à des cas toujours singuliers, il s’agit de donner aux malades et aux soignants un cadre légal leur permettant de trouver eux-mêmes la meilleure ou la moins mauvaise solution dans une situation difficile et parfois imprévisible liée au stade terminal d’une maladie, sachant qu’il existe des alternatives au suicide assisté, mais que certains patients préfèrent mourir plus rapidement au moment qu’ils ont choisi. La loi doit poser des limites pour éviter les dérives, rendre possible le cas par cas, garantir la qualité du dialogue entre les malades et les soignants et encadrer la procédure choisie.
Les polémiques sur l’aide active à mourir traduisent notre incapacité à délibérer sur la fin de vie, mais aussi à vivre ensemble. La teneur idéologique du débat éclipse ainsi certaines questions fondamentales : comment remédier à l’offre insuffisante en soins palliatifs ? Quel type de médecine réservons-nous aux personnes démentes et grabataires, qui seront de plus en plus nombreuses ? Quelle organisation des soins, quelle formation des soignants peuvent promouvoir l’alliance thérapeutique avec le malade ? Car le respect de la personne, qui passe par le respect de son autonomie, suppose qu’elle soit en confiance pour affirmer sa volonté au lieu d’exprimer des préférences induites. Alors qu’il serait important de se concentrer sur ces points essentiels, chacun, atomisé, demande au droit ce que ce dernier ne doit pas donner : une loi qui divise.

Face à notre impouvoir

Dans un tel contexte, où la volonté de domination des uns et des autres est manifeste, il est difficile d’arriver à un sage compromis sur l’aide active à mourir. Plutôt que d’examiner le pour et le contre, en s’attachant aux situations limites et en étant conscients des possibles dérives associées à toute législation qui donne à une institution le pouvoir d’administrer la mort, chaque camp cherche à instrumentaliser le droit.
Pourtant, affronter la mort, c’est affronter une aporie et traverser l’impossible. La mort, en nous confrontant aux limites de notre pouvoir sur nous-mêmes et sur les autres, nous ouvre à la considération de notre commune vulnérabilité, et à un sens de l’existence qui ne peut être appréhendé à la lumière de l’idéal de maîtrise et des relations de compétition. C’est pourquoi, bien qu’il n’y ait pas de savoir de la mort ni de législation permettant de supprimer son inconnu, il est nécessaire de méditer ce qu’elle fait à la vie si nous voulons vivre mieux et avoir des lois sages. Car ce que la mortalité enseigne est notre impouvoir, et, au cœur de cet impouvoir, la possibilité de nous rapporter au monde en essayant de préserver ce à quoi nous tenons : la non-discrimination, la justice intergénérationnelle, la possibilité de vivre ensemble, la lutte d’Eros contre Thanatos, contre la pulsion de mort et le nihilisme.
Corine Pelluchon est philosophe, professeure à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée. Dernier ouvrage paru : Ethique de la considération (Seuil, « L’ordre philosophique », 288 p.).

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