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lundi 28 mai 2018

Marcel Rufo : « On devrait interdire la psychiatrie aux pessimistes »

Je ne serais pas arrivée là si… « La Matinale du Monde » interroge une personnalité en partant d’un moment décisif de son existence. Cette semaine, le pédopsychiatre raconte son enfance fondatrice de petit immigré italien ayant grandi à Toulon.

LE MONDE Propos recueillis par 

Marcel Rufo à Paris, le 16 avril.
Marcel Rufo à Paris, le 16 avril. YANN BOHAC / MARLYSE PRESS

Célèbre spécialiste de l’enfance, professeur émérite de l’université d’Aix-Marseille, le pédopsychiatre Marcel Rufo, 73 ans, qui consulte encore à Marseille, a dirigé La Maison de Solenn, à Paris, et publié une trentaine de livres. Il prépare un nouvel ouvrage pour conseiller les parents d’« enfants tyrans ».

Je ne serais pas arrivé là si…

… Si mes parents n’avaient pas été revendeurs en fruits et légumes au cours Lafayette, à Toulon, à côté de l’école que je fréquentais. Ils vendaient des melons, des grenades, des nougats, mes enseignants étaient leurs clients. En 3e, j’ai passé le concours de la « petite Ecole normale », celle d’instituteur, et j’ai réussi. Compte tenu de mon milieu social, c’était une accélération incroyable d’accéder à cette grande noblesse intellectuelle. Mais le proviseur, sa femme et un prof de maths sont descendus au « banc » de légumes de mes parents et leur ont dit : « Laissez-le continuer, il peut faire mieux qu’instit’. »


Toute votre famille venait d’Italie, c’est cela ?

Oui, dans les années 1900-1910, ma grand-mère maternelle, Eugénie, est arrivée de Ligurie, les parents de mon père, Jeanne et Clemente Rufo, sont venus des Abruzzes. Chaque été, j’étais placé trois-quatre mois chez les cousins à Imperia, en Ligurie, parce que c’était à ce moment-là que mes parents travaillaient le plus, avec les touristes. J’étais heureux comme tout, avec Nanin, le cousin militant communiste à l’italienne qui donnait le quart de son salaire au Parti, qui m’emmenait dans les manifs et m’envoyait aussi à l’église en me disant : « Ça peut toujours servir. »

Vous parliez parfaitement les deux langues ?

Quand j’entre en 11(au CP), en 1949, on est 50 élèves par classe. Mon institutrice, Mme Rouen, une ogresse blonde avec des seins énormes, s’inquiète parce que je ne réponds pas à ses questions. Elle pense que je suis sourd ou idiot. Elle me fait tester par la psychologue, qui lui explique que je suis plutôt intelligent. Mais comme je suis bilingue, je pense en italien et je dois traduire dans ma tête avant de répondre. L’institutrice, horriblement culpabilisée, me colle le prix d’excellence à la fin de l’année. Ça, c’est déterminant. Je deviens l’idole du marché. Et j’ai encore le prix les années suivantes. Les psychologues et les enseignants sont les cariatides de ma carrière.

Avez-vous le souvenir de privations, dans cet immédiat après-guerre ?

Je me souviens qu’on apportait du chocolat, du café et du sucre à nos cousins italiens. Ils avaient perdu la guerre… Moi, ma mère me donnait de la gelée royale et du foie de veau. J’étais au milieu des primeurs. Avec les copains, on montait des cabanes de cagettes sur le cours Lafayette. Le boulanger cuisait les farcis de ma grand-mère. Quartier de Besagne, un quartier de besogneux, une vie de village. En fait, quelle chance d’avoir eu une enfance modeste ! Il y avait une délégation d’autorité totale de mes parents aux enseignants pour que leur enfant soit différent de ce qu’ils étaient. Ils me faisaient confiance, aussi. Ils étaient mes supporteurs.

J’admirais mon père, Michel, parce qu’il m’amenait au rugby. Cet homme simple qui comprenait un jeu compliqué. Et surtout cet homme d’une honnêteté extraordinaire. Mon prénom vient de Marcelle, la femme d’Emile Amar, un juif séfarade dont toute la famille a été déportée à Buchenwald. Mes parents ont caché le couple dans un faux plafond de leur maison pendant un grand moment. Un jour, un gars a menacé de les dénoncer : « Ce que tu fais, Michel, c’est dangereux pour ta famille… » Mon père l’a empoigné : « Ce que tu dis, c’est dangereux pour la tienne. » Il m’a raconté ça en 1995, quand le Front national a remporté la mairie de Toulon. On glissait des lettres xénophobes dans notre boîte aux lettres, sur nos origines de migrants. J’ai dit à mon père qu’il méritait d’être un Juste. Il m’a répondu : « Pourquoi tu dis ça ? C’étaient des juifs mais c’étaient des amis. »

Vous vous dites « inscrit dans cette enfance », elle vous a tant marqué ?

Je n’ai pas quitté l’enfance, je crois. Quand je vois un enfant en consultation, je deviens cet enfant, je m’identifie à lui. J’étais un enfant particulier dans un monde particulier, de postmigrants, avec des douleurs, des difficultés sociales, un désir d’intégration. Aujourd’hui, quand j’essaie de réintégrer des gosses dans la réalité, je reproduis quelque chose d’une intégration existentielle vitale que j’ai essayé de réussir.

Comme dans « La Promesse de l’aube », de Romain Gary, vous portiez tout l’espoir familial ?

C’est mon livre préféré… Oui, les migrants n’avaient qu’un enfant, comme au casino on joue tout sur un seul numéro. Ma mère voulait que je sois premier, que je gagne. Elle me réveillait à 5 heures les jours de compo pour me faire réciter mon latin. Quand j’ai réussi l’internat des hôpitaux, ma grand-mère, pratiquement sur son lit de mort, m’a dit : « Il y en a encore qui vont faire une drôle de tête, dans le quartier. » Voyez, comme un truc de revanche sociale…

C’était elle, le chef de famille. C’était un matriarcat, comme chez les Etrusques. Mon côté féministe vient de là. Ma grand-mère me « raptait ». Sans rien demander à mes parents, elle m’emmenait en train voir la liquéfaction du sang de San Gennaro à Naples. A 5 ans, ça me terrorisait ! Mon père, en bon joueur de cartes, ne parlait pas, ma mère était plus extravagante, elle me poussait au narcissisme. Ça aide, des parents différents.

Comment le fils d’un marchand de légumes ambulant se lance-t-il dans les études de médecine ?

Après le bac philo, je suis inscrit à Sciences Po, à Paris, pour devenir journaliste sportif, spécialiste du rugby. C’était ça, mon rêve. Mais cet été-là, je fais de la voile, je suis le matelot d’Herbert von Karajan, le chef d’orchestre. J’arrive en retard et mon inscription est invalidée. La dernière fac ouverte, c’est la fac de médecine de Marseille. Je passe des examens de physique-chimie-biologie et de médecine, pour entrer, je réussis les deux. A 23 ans, j’ai fini médecine.

Mais comment avez-vous appris à naviguer ?

C’est un miracle ! Je fais de l’aviron sur le port, à côté de chez moi. Le concierge bénévole de l’Aviron toulonnais, Boris, un Slave, devient le skipper de Karajan en lui faisant croire qu’il est champion olympique. Un jour, Boris me hèle : « Viens sur le bateau, c’est moi qui suis le patron ! » On a le bateau pour nous, un voilier de 20 mètres ! Et c’est fiesta à Saint-Tropez ! Voyez la chance, quand même… J’ai honte de dire ça, mais je suis un veinard. Autre chose : en médecine, je deviens pote avec un gars dont le père est le patron d’anatomie à la fac. Il est dans le moule, il me dit ce qu’il faut faire. Et, comme je suis compétent en voile, je navigue avec le patron de la pédiatrie et je convoie le bateau du doyen aux Açores. Après, au conseil de faculté, c’est bien…

La médecine, c’est donc un pur hasard ?

Pas vraiment. Quand j’étais malade, j’allais toujours voir le docteur Perrimond, un généraliste qui consultait dans un intérieur Napoléon III, dans la haute ville de Toulon, en costume gris et cravate, avec des ongles bien faits. Je me disais que c’était ça, la gentry, la réussite sociale, le monde des nantis…

Vous avez été neurologue, neuropsychiatre, avant de devenir pédiatre puis pédopsychiatre. Vous avez cheminé vers l’enfant malade…

J’ai été un enfant gravement malade. A 9 mois, je maigris, je tousse, j’ai de la fièvre. Ma grand-mère m’emmène voir un pédiatre, qui fait une radio, examen moderne à l’époque. « Ce garçon est tuberculeux. » Ma grand-mère répond : « Vous êtes un grossier, il n’y a pas de tuberculeux dans la famille ! » Et elle m’emmène avec ma mère à 30 km de là changer d’air dans la forêt des Maures, à Collobrières. Pendant un an, elles me gardent, ne s’occupent que de moi, et je guéris. Il n’y avait pas de traitement de toute façon, avant 1947.

Et la psychiatrie, comment y venez-vous ?

J’étais avide de rencontres, de narrativité qui soigne. J’avais vraiment ça en moi, la psychiatrie. J’étais un enfant un peu taiseux – ça a changé ! Je luttais contre mes pensées, elles prenaient le pas sur moi. J’avais des tocs, comme lancer indéfiniment la balle contre le mur. J’aurais dû voir un pédopsychiatre, mais mon milieu n’avait pas accès à ça.

La psychiatrie adulte m’a fait peur. Les cas chroniques, ça me rendait triste. En pédiatrie, j’ai rencontré le petit Michel. Il avait 8-9 ans, il était fabuleux. Il prenait le bus pour venir à l’hôpital de la Timone. Il s’approchait du chauffeur, il enlevait son bonnet, « T’as vu que je suis un enfant cancéreux qui n’a plus de cheveux et qui va mourir ? Tu ferais quelque chose pour moi ? » « Tout ce que tu veux ! », répondait évidemment le chauffeur. « Change le numéro de ton bus, alors ! » Et ça marchait ! Quand on lui faisait une ponction lombaire, il demandait que sa mère soit là parce qu’elle lui faisait des cadeaux. Si l’interne refusait, il disait : « Appelle Rufo, ta carrière en dépend. » Il est mort d’un lymphome épouvantable. Il m’a fait pédopsychiatre. J’ai compris que je devais aussi m’occuper de choses plus légères, du développement de l’enfant. Mon métier, c’est chasseur de nuages noirs. On devrait interdire la psychiatrie aux pessimistes. Quand on voit des gens dans le désarroi, si on n’a pas une réserve d’espérance, on ne peut pas les aider.

Vous chassez les nuages noirs en consultation depuis 1965…

Je dois en être à 40 000 consultations, à Marseille. Les anciens patients m’amènent leurs petits-enfants ! Je voudrais qu’on se rappelle de moi comme d’un clinicien qui a rendu la discipline accessible au plus grand nombre. L’autre jour, dans le métro, un type me serre le bras : « Merci de nous faire comprendre des choses compliquées qui, après, nous aident. » C’est ça ! C’est ma vie de médecin ! En consultation, à Marseille, à côté des gens « chicos », je reçois des migrants, des personnes à la CMU, des ouvriers au chômage. Je pense que Nanin le communiste serait content, même si j’ai « rosi », c’est vrai. Quand on est fils de migrants pauvres, être de gauche, c’est le minimum syndical.

De 2004 à 2007, à Paris, vous avez dirigé La Maison de Solenn (hôpital Cochin), qui ouvrait pour prendre exclusivement en charge les adolescents en difficulté. L’adolescence aura été votre grand combat ?

Bernadette et Jacques Chirac, marqués par l’anorexie de leur fille Laurence, étaient venus à l’Espace Arthur, que j’avais créé en 1999, à la Timone, grâce au professeur de psychiatrie Arthur Tatossian. Et me voilà marseillais à Paris, à la tête du vaisseau amiral de la pédopsychiatrie française ! Vous imaginez le plaisir de mes camarades parisiens… A La Maison de Solenn, il y a la musique comme soin pour les anorexiques, j’impose une radio, la sophrologie, l’escalade, la philosophie, une bibliothèque ouverte le dimanche, des groupes de parole animés par les parents… Puis Jacques Chirac me désigne comme président de la Conférence de la famille sur l’adolescence. On décide de créer des maisons des adolescents, qui ne veulent être soignés ni avec les petits ni avec les grands. Il y en a 108, maintenant, en France. C’est une fierté.

Vous êtes l’auteur d’une trentaine de livres et vous êtes très présent dans les médias. Est-ce du narcissisme ?

Non, c’est plus compliqué que ça ! Je suis capable de très rapides associations d’idées, donc les journalistes me trouvent « bon client ». Et je me sens un devoir de pédagogue. Dans ma carrière, j’ai voulu vulgariser sans être vulgaire. Je suis un conteur. Un clinicien conteur. Je veux que les connaissances universitaires soient populaires. Ces gens que je côtoyais enfant avaient d’immenses qualités, pas théoriques mais de vécu, de cœur. D’ailleurs, je veux monter une université populaire du développement de l’adolescent, à Toulon, pour former les familles.

Vous êtes le père d’Alice, normalienne et énarque, qui est conseillère diplomatique à l’Elysée. Un pédopsychiatre est-il meilleur père que d’autres ?

Alice m’a dit une fois : « Les enfants de psy devraient être pensionnés, papa. Quand tu revenais de consultation, tu ne racontais que les histoires que tu avais comprises, jamais les autres, et moi, j’avais peur de te parler… » Elle craignait de ne pas avoir d’intimité psychique. Alice a passé tous les concours dont je rêvais. Surtout l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, avec option philo. J’ai reproduit, je lui ai fait porter la même obligation de réussite scolaire. Mais c’est ma femme qui a été décisive dans son éducation. Aujourd’hui, à l’Elysée, Alice est chargée de l’Asie, de la Russie, de la Turquie et des migrants, pour lesquels elle a une vraie passion.

Est-ce que le sort des réfugiés interpelle le petit-fils de migrants que vous êtes ?

Macron, c’est un mec intelligent, avec du courage. Sur les réfugiés, il faut que la France s’honore d’une politique d’accueil et d’intégration. J’ai peur d’une France pétainiste. L’un de mes anciens élèves, psychiatre à Damas, qui fuyait la guerre avec ses enfants, s’est noyé en Méditerranée. J’ai honte. C’est indigne de cette France qui m’a permis de devenir ce que je suis, moi le petit-fils d’Italiens pauvres.

« Dictionnaire amoureux de l’enfance et de l’adolescence » (éditions Plon, 2017)

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