Les heurts violents qui ont opposé les jeunes à la police la semaine dernière ont mis en lumière l’absence d’éducateurs de rue sur le terrain.
Tous les jours, à 17 heures, Djilali Abdelouhab prend ses quartiers sur les pelouses de la Faourette. C’est ainsi que l’on appelle l’espace vert qui traverse cette cité du Grand Mirail, à Toulouse. Accoudé à la rambarde qui longe un petit terrain de sport, l’homme de 53 ans au débit mitraillette a l’œil sur tout. Sur les enfants qui jouent au foot comme sur la poignée d’adolescents assis sous un arbre, à quelques mètres. « Vigilance… », murmure-t-il. La veille, cette bande de guetteurs à la solde d’un dealeur de cannabis a mené une opération de séduction et de recrutement en distribuant des sandwiches aux plus jeunes. « J’en ai vu des agneaux devenir des loups, souffle-t-il. C’est tellement facile de succomber à l’idée de se faire 50 euros. S’il n’y a personne pour le voir et leur proposer un autre avenir, c’est foutu. »
« Tellement facile », aussi, de se laisser « embarquer », « sous la pression du groupe », dans les violences urbaines qui ont secoué les quartiers du Grand Mirail (la Reynerie, Bellefontaine, Bagatelle, la Faourette…) à la suite du suicide, le dimanche 15 avril, d’un détenu de 27 ans à la prison de Seysses – une version à laquelle les jeunes ne croient pas : ils suspectent les gardiens de l’avoir battu à mort – et du contrôle d’identité d’une femme en niqab qui a mal tourné – la vidéo d’une partie de son arrestation, la montrant maintenue au sol par plusieurs policiers, est devenue virale sur les réseaux sociaux.
Bilan des quatre jours d’affrontements opposant les jeunes à la police : plus de soixante voitures incendiées, de même que plusieurs dizaines de poubelles, vingt-trois interpellations, deux condamnations à six mois de prison ferme et des pouvoirs publics dépassés, qui n’avaient rien vu venir.
« Courir après les flics, l’adrénaline… On a tous été tentés d’y participer, confie Isaac, 17 ans, qui habite la Reynerie. Certains disent que, si tu n’y vas pas, c’est que t’es pas un mec du quartier. » Le jeune homme a « esquivé » les sollicitations de ses copains qui le pressaient de se joindre à eux en participant aux activités proposées par l’association Solidarité jeunesse internationale (sport, atelier d’écriture, formation au métier d’éducateur…), dont Djilali Abdelouhab est le directeur.
« On nous appelle pour éteindre le feu »
« Il n’y a plus personne sur le terrain, plus personne qui va au contact de la population, plus personne pour prendre le pouls de la cité ! », tempête Djilali Abdelouhab. « Il est apparu évident que nos équipes n’avaient pas été présentes en amont », concède le maire (LR) de Toulouse, Jean-Luc Moudenc. Craignant les violences, les éducateurs de la prévention spécialisée et les médiateurs ont également refusé d’aller sur le terrain pendant les échauffourées. Les premiers, qui exercent sous l’autorité des agglomérations, accompagnent les politiques sociales. Les seconds, dont le rôle est de créer du lien social et de désamorcer les conflits, sont communément appelés « les grands frères ».
Djilali Abdelouhab, lui, n’a rien changé à ses habitudes. Comme tous les jours, week-end compris, il a continué de battre le pavé. Personne ne le paie pour ses heures supp’, il touche à peine plus de 500 euros par mois de Pôle emploi, au titre de l’Allocation de solidarité spécifique. Les subventions reçues chaque année (environ 70 000 euros) pour faire tourner son association – qui s’occupe de 120 enfants et adolescents âgés de 7 ans à 17 ans, notamment pendant les vacances scolaires – ne lui permettent pas de dégager de salaires, ni pour lui ni pour les cinq bénévoles qui travaillent à ses côtés.
S’il continue d’arpenter les quartiers de son propre chef, il a boycotté la réunion d’urgence organisée par la préfecture, mardi 17 avril. « On nous appelle seulement pour éteindre le feu, jamais pour repenser la présence humaine dans les rues sur le long terme, peste-t-il. D’un côté, on a des éducateurs, formés, qui ne connaissent pas les codes des quartiers ; de l’autre, des médiateurs – les Arabes de service –, pas formés mais issus des quartiers, qui font office de gardes du corps. Certains sont formidables, mais la plupart ne mettent jamais le nez dehors. »
Une piscine, trois gymnases, une médiathèque, un centre culturel, trois centres sociaux, un tissu associatif très dense (2,4 millions d’euros de subventions par an)… « Le Grand Mirail est la zone la plus difficile et sur laquelle on déploie le plus de moyens, ce qui s’est avéré très utile, souligne Jean-Luc Moudenc. Pour autant, au fil du temps, le développement des structures a eu un effet pervers : plus on en a ouvert, plus on a désinvesti la rue. »
« Djilali est le seul qui soit jamais venu vers nous », raconte Salah, 14 ans, du quartier de Bagatelle. « J’ai passé ma vie à la Reynerie et je n’ai jamais vu un éducateur dans la rue, abonde Hamza, 17 ans. On ne voit jamais personne, sauf si on va dans un centre social. » « Mais ils ont des horaires ; à 18 heures, ils partent et on n’existe plus », regrette Mohammed, 14 ans. « En fin de journée et le week-end, il n’y a plus rien, dénonce Salah Amokrane, directeur de l’association Tactikollectif (éducation populaire et actions culturelles). C’est absurde, c’est là qu’il y a le plus besoin de présence. »
« Armée de la République »
Pour l’heure, le climat s’est apaisé. « Mais uniquement parce que les dealeurs l’ont décidé », commente Isaac. Ils auraient « sifflé la mi-temps » – les tensions nuisent au business – comme ils auraient donné le coup d’envoi des hostilités. Dans le quartier de la Reynerie, la rumeur raconte que les trafiquants ont investi 5 000 euros dans l’achat de mortiers pour se venger des forces de l’ordre, qui auraient asséché à 90 % l’un des plus gros points de vente du quartier ces dernières semaines.
« Si tu veux être à jour sur les codes du quartier et sur ce qui s’y passe, il n’y a pas de secret, il faut être présent là où toutes les institutions sont absentes : dans la rue », martèle Djilali Abdelouhab. Pour Jean-Luc Moudenc, qui attend la visite, au Grand Mirail, du ministre de la cohésion des territoires, Jacques Mézard, jeudi 26 avril : « Il faut entièrement redéfinir nos méthodes de travail. » A Toulouse comme ailleurs.
La démarche nécessite de repenser les formations dispensées aux 40 000 travailleurs sociaux que compte la France, de redéfinir leur mission et d’affiner les mécanismes d’évaluation de leur action. Jean-Louis Borloo, dont le rapport sur les banlieues est attendu très prochainement, l’a annoncé le 6 avril lors des journées nationales de France Urbaine (qui réunit les élus des métropoles, des agglomérations et des grandes villes), à Dijon : l’un des objectifs sera de remettre en ordre de marche cette « armée de la République ».
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