Paris, le samedi 28 avril 2018 – La censure et peut-être plus encore l’autocensure ne sont pas rares dans les laboratoires de recherche. Parce que les résultats pourraient contrarier leur propre conviction, mais surtout parce qu’ils redoutent leur dévoiement quel qu’il soit, les chercheurs sont nombreux à s’abstenir d’exploiter certains champs. Si des préceptes solidement établis, même s’ils s’appuient en partie sur des fondements non uniquement scientifiques, semblent restreindre la pertinence de tels ou tels travaux, le délaissement ne sera que plus probable.
Le concept de race discrédité
Ainsi, ont été longtemps restreintes les études investiguant les différences génétiques entre groupes de population. Notre histoire ne peut qu’appeler à la prudence en la matière. Par ailleurs, l’ensemble des travaux conduits sur le sujet ont conclu aux limites de cette piste. Dans une tribune publiée dans le New York Times, le généticien David Reich (Harvard) rappelle ainsi comment, en 1942, l’anthropologue Ashley Montagu démontrait que la notion de race ne repose pas sur des bases génétiques, mais relève d’un concept social. Plus tard, des données biologiques et génétiques ont conforté cette position. David Reich évoque ainsi les expériences de Richard Lewontin sur les types de protéines dans le sang, mettant en évidence que la plupart des variations recensées relevaient de différences entre les individus et non entre groupes de population. Dès lors et en s’appuyant sur des résultats similaires, « un consensus a été établi (…) selon lequel il n’y a pas de différences suffisamment importantes pour soutenir le concept de "race biologique" ».
Une orthodoxie jamais questionnée
Cependant, ce consensus a « mué, sans soulever de question, en une véritable orthodoxie», estime David Reich, orthodoxie qui invite à se méfier de « toute recherche sur les différences génétiques entre les populations ». Or, pour le spécialiste, une telle attitude pourrait bien devenir contre-productive. Les progrès réalisés en matière de séquençage génétique rendent en effet possible de nouveaux travaux. « Avec l’aide de ces outils, nous découvrons que bien que la race puisse être une construction sociale, des différences d’ascendance génétiques qui sont corrélées à de nombreuses constructions raciales d'aujourd'hui sont réelles » signale-t-il. Il donne pour exemple la prévalence de certaines maladies ou encore ses propres travaux concernant le cancer de la prostate. « Alors que la plupart des gens conviendront qu'il est important de trouver une explication génétique à un taux élevé de telle ou telle maladie, ils tracent souvent la limite ici. Trouver des influences génétiques quant à la propension d’une maladie est une chose, affirment-ils, mais la recherche de telles influences sur le comportement et la cognition en est une autre » développe David Reich. Mais ce dernier en est persuadé : « Que nous le voulions ou non, la limite a déjà été franchie ». Il en veut pour preuve la conduite d’un nombre croissant de travaux sur ces questions.
Reconnaître ce qui existe et fourbir nos armes pour faire face à ce qui n’existe pas
Face à ces derniers, le statu quo lui semble une attitude dangereuse. « Je m’inquiète de constater que des gens bien intentionnés qui nient la possibilité de différences biologiques substantielles entre les populations humaines se braquent dans une position indéfendable, qui ne survivra pas à l'assaut de la science. Je crains également que toutes les découvertes faites - et nous n'avons vraiment aucune idée de ce qu'elles seront - seront citées comme "preuves scientifiques" que les préjugés (…) racistes ont toujours été corrects, et que ces gens bien intentionnés ne sauront pas comprendre la science assez bien pour repousser ces revendications. C'est pourquoi il est important, voire urgent, que nous développions une manière claire et scientifiquement actualisée de discuter de telles différences, au lieu de nous mettre la tête dans le sable et d'être pris au dépourvu lorsqu'ils sont trouvés », juge le spécialiste. David Reich affirme qu’il a une considération « profonde » pour ceux qui mettent en garde contre le fait que certaines découvertes dans le champ de la génétique pourraient être « détournées pour justifier le racisme. Mais en tant que généticien, je sais aussi qu’il n’est tout simplement plus possible d’ignorer plus longtemps cette question des différences génétiques entre les "races"», écrit-il encore.
Quand l’ennemi utilise votre position stratégique contre vous
Pour finir de se convaincre qu’une autre approche est nécessaire, il évoque la façon dont l’anthropologue Henry Hapending, n’hésite pas à affirmer que « les personnes originaires d’Afrique subsaharienne n’ont aucune propension à travailler sans y être contraints, en raison d’une absence supposée de sélection naturelle dans ce sens concernant cette population au cours des derniers milliers d’années. Il n’y a tout simplement aucune preuve scientifique à l’appui » d’une telle théorie rappelle David Reich. Donnant d’autres exemples de ce type, il finit par résumer : « Ce qui rend [ce type de] déclarations si insidieuses, c'est qu'elles partent de la constatation que de nombreux universitaires nient implicitement la possibilité de différences génétiques moyennes entre les populations humaines (…). Ils utilisent la réticence de la communauté académique à discuter ouvertement de ces problèmes complexes pour fournir une couverture rhétorique aux idées haineuses et aux vieux cancans racistes. C'est pourquoi les scientifiques compétents doivent s'exprimer. Si nous nous abstenons de mettre en place un cadre rationnel pour discuter des différences entre les populations, nous risquons de perdre la confiance du public et nous contribuons activement à la méfiance de l'expertise qui est maintenant si répandue. Nous laissons un vide qui se remplit de pseudoscience, un résultat qui est bien pire que tout ce que nous pourrions réaliser en parlant ouvertement » assure le spécialiste.
Des différences ? Et alors ?
Ce dernier estime que des cadres préexistants peuvent permettre de soutenir un tel discours. Il prend l’exemple des hommes et des femmes. « La plupart des gens admettent que les différences biologiques entre les mâles et les femelles sont profondes. (…) Comment pouvons-nous composer avec les différences biologiques entre les hommes et les femmes? Je pense que la réponse est évidente: nous devrions tout à la fois reconnaître qu'il existe des différences génétiques entre les hommes et les femmes et en même temps réaffirmer que nous devons accorder à chaque sexe les mêmes libertés et les mêmes opportunités, indépendamment de ces différences. Les inégalités qui persistent entre les femmes et les hommes dans notre société montrent clairement que la réalisation de ces aspirations dans la pratique est un défi. Pourtant, conceptuellement, c'est simple. Et si c'est le cas avec les hommes et les femmes, alors c'est certainement le cas avec toutes les différences que nous pouvons trouver parmi les populations humaines, dont la grande majorité sera beaucoup moins profonde.(…) Il est important de faire face à tout ce que la science révélera sans préjuger des résultats et avec la certitude que nous pouvons être assez mûrs pour gérer les résultats. Affirmer qu'aucune différence substantielle entre les populations humaines n'est possible ne fera que favoriser l'abus raciste de la génétique que nous souhaitons éviter » conclut-il.
Un pari trop dangereux
Une telle prise de position a suscité de très nombreuses réactions outre-Atlantique, conduisant David Reich à la réexpliquer et surtout à réaffirmer qu’à ses yeux « la "race" est une catégorie socialement construite, pas biologique ». Néanmoins, beaucoup refusent le point de vue du généticien, considérant son pari trop risqué. « Les arguments de David Reich sont intéressants mais ne peuvent conduire qu’à libérer la parole raciste : comment éviter, par exemple, que des comparaisons de QI par "race" soient utilisées par les racistes ? (…). La génétique doit être prudente : elle a été instrumentalisée pour justifier les pires folies raciales comme la Shoah ou des opinions conservatrices et coloniales » met en garde dans un récent billet d’humeur publié par Le Monde le chirurgien urologue et président de DNAVision, Laurent Alexandre. Cette réticence est énoncée par un spécialiste qui a pourtant fréquemment défendu la nécessité de davantage reconnaître l’influence de la génétique sur certaines aptitudes humaines. C’est ainsi qu’il commence sa tribune publiée par Le Monde en réaffirmant : « La part de la génétique dans nos destinées est un sujet douloureux en France. Notre pays est probablement l’un des derniers où une majorité de gens et même d’intellectuels sont persuadés que l’intelligence est purement produite par l’environnement culturel et familial. Toutes les études montrent pourtant le contraire et relativisent au passage le rôle de l’école. Des études ont mis en évidence le fait que la réussite et les capacités intellectuelles étaient fortement dépendantes du patrimoine génétique. Partager un environnement commun – famille et éducation – n’explique qu’environ un tiers des différences cognitives. Autrement dit, l’école et la culture familiale ne pèsent pas beaucoup face au poids décisif de la génétique, qui compte pour près des deux tiers dans nos différences intellectuelles, si l’on en croit les travaux du Britannique Robert Plomin (King’s College, Londres) » déplore Laurent Alexandre.
Exemple de dévoiement
Les convictions de Laurent Alexandre sur ce sujet des liens entre "intelligence" et "génétique" lui ont fréquemment attiré des critiques appuyées. Une fois encore, son utilisation des résultats des travaux de Robert Plomin est déplorée par un groupe de chercheurs en génétique, neurobiologie, études sociales ou philosophie, qui signent dans Le Monde une tribune, qui au-delà des seuls propos de Laurent Alexandre, invite à faire face « aux fake news génétiques ». « Nous tenons à manifester notre inquiétude face au retour d’un discours pseudo-scientifique sujet à toutes sortes d’instrumentalisations : il existerait un "socle" génétique, important et quantifié, à l’origine de différences psychologiques entre les êtres humains, en particulier selon la classe sociale, les origines ou le sexe. Ainsi, on peut lire que l’intelligence est aux deux tiers génétique, et que l’école doit utiliser au mieux ce tiers sur lequel elle peut jouer en focalisant ses efforts sur les "gamins pauvres". Il est de même affirmé que la réussite scolaire est influencée par des facteurs génétiques à hauteur de 30 % à 50 %, à parts égales avec les facteurs familiaux et sociaux, et que les personnes les plus défavorisées socialement sont aussi les plus désavantagées génétiquement. Outre qu’il existerait une mesure valide de l’intelligence, et qu’on aurait montré que les enfants de milieux socialement défavorisés naissent en moyenne avec un "désavantage génétique", on laisse croire que l’influence du bagage génétique serait invariable. Les caractéristiques des personnes seraient déterminées par l’addition d’une "part génétique" et d’une "part environnementale"» déplorent les chercheurs. Ces derniers s’insurgent non seulement contre le caractère discutable des chiffres ainsi érigés, mais aussi contre la simplification des mécanismes à l’œuvre. « Ces invocations de pourcentages génétiques sont un usage dévoyé de la notion scientifique d’héritabilité (…) Le problème n’est pas seulement que ces chiffres sont discutables, voire pour certains clairement démentis par la recherche. On laisse croire qu’ils traduisent une chaîne causale purement biologique conduisant de la différence de bagage génétique à des différences psychologiques d’ampleur considérable. De tels raccourcis ne peuvent être faits, sachant que l’environnement influe sur l’expression des gènes, qu’un grand nombre de gènes peuvent s’exprimer différemment sans pour autant que l’ampleur de leur différence d’expression soit conséquente, et que les effets biologiques des différences d’expression de plusieurs gènes peuvent se compenser mutuellement » rappellent les auteurs du texte parmi lesquels plusieurs professeurs de génétique. « Ces usages trompeurs de "quantifications génétiques" sont graves, s’agissant de sujets à forts enjeux politiques. Lorsqu’ils sont le fait de scientifiques prétendant exprimer l’état des savoirs en génétique ou en neurosciences, il s’agit à nos yeux d’un manquement caractérisé à l’éthique scientifique» concluent-ils.
On notera que dans cette tribune, il existe une mise en garde contre les discours pseudoscientifiques qui existait également dans le texte de David Reich. Les deux positions pourraient-elles ainsi converger ? Il s’agirait alors de faire une présentation des données de la science (quel que soit le sujet sur lequel elle porte) qui rappelleraient la complexité de l’expression des gènes et qui permettrait de mettre à distance les réflexes faciles et dangereux. Mais il est aussi probable que beaucoup demeurent convaincus qu’une telle pédagogie est impossible et que le risque est trop dangereux pour que les tabous soient tous levés. En tout cas le débat est lancé.
Pour l’approfondir vous pouvez lire le texte de :
David Reich (en anglais) : https://www.nytimes.com/2018/03/23/opinion/sunday/genetics-race.html
Laurent Alexandre (accès payant) : http://www.lemonde.fr/acces-restreint/sciences/article/2018/04/12/29cb7b63727dc54fec3bf6f953c4ece6_5284322_1650684.html
et d’un groupe de chercheurs (accès payant) : http://www.lemonde.fr/acces-restreint/sciences/article/2018/04/25/a75476f5f776aab992635aceca814d23_5290360_1650684.html
Laurent Alexandre (accès payant) : http://www.lemonde.fr/acces-restreint/sciences/article/2018/04/12/29cb7b63727dc54fec3bf6f953c4ece6_5284322_1650684.html
et d’un groupe de chercheurs (accès payant) : http://www.lemonde.fr/acces-restreint/sciences/article/2018/04/25/a75476f5f776aab992635aceca814d23_5290360_1650684.html
Aurélie Haroche
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