De l’invention de la gynécologie à la théorie freudienne, des « pilules du désir » aux modèles neuronaux contemporains, la façon dont le discours savant envisage la sexualité féminine a toujours été soumise au contexte social et politique de l’époque, explique l’historienne et sociologue Delphine Gardey.
Delphine Gardey, historienne et sociologue, est professeure d’histoire contemporaine à l’université de Genève, et actuellement résidente à l’Institut d’études avancées de Paris. Auteure de l’ouvrage Le Linge du Palais-Bourbon. Corps, matérialité et genre du politique à l’ère démocratique (Le Bord de l’eau, 2015), elle a codirigé avec Marilène Vuille Les Sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences (Le Bord de l’eau, 334 pages,). Un ouvrage passionnant qui s’intéresse aux discours savants sur la sexualité féminine, à leurs contradictions, aux contextes social et politique dans lesquels ils s’inscrivent et qu’ils transforment en retour.
Les sciences de la modernité, qui se fondent sur l’observation de la nature, ont longtemps fait du « féminin » un objet de prédilection. De quand date cette invention de la « nature féminine » ?
Vers la fin du XVIIIe siècle s’opère un grand partage entre raison et nature. Dans ce partage, les femmes sont classées du côté de la nature, les hommes du côté de la culture. L’idée que la femme puisse être l’égale de l’homme a certes circulé pendant la Révolution française, mais très vite, la parenthèse se referme : dès 1804, le code Napoléon prive les femmes mariées de droits juridiques, à l’instar des mineurs, des criminels et des aliénés.
« A partir de la fin du XVIIIe siècle, les hommes sont vus comme les agents de la raison et du progrès, tandis que les femmes, êtres déraisonnables, sont des objets privilégiés de l’observation »
Et ce moment où les femmes sont empêchées d’accéder à la démocratie est rendu possible, notamment, parce que la science les place du côté de la nature. Les hommes sont les agents de la raison et du progrès, tandis que les femmes, êtres déraisonnables, sont des objets privilégiés de l’observation. Elles sont « la » différence, comme l’a thématisé la philosophe Geneviève Fraisse. « La » femme est donc un monde à explorer, cet autre que l’on doit apprendre à connaître en tant que corps et être sexué.
Comment ce prisme oriente-t-il le regard savant porté sur la sexualité ?
Dans un premier temps, seul le féminin est sexué – comme si les hommes, qui représentent l’universel, n’avaient pas d’appareil génital. Toute l’attention des médecins se concentre sur la capacité de reproduction des femmes, ce qui conduira à la naissance de disciplines spécifiques – l’obstétrique, puis la gynécologie qui émerge dans le courant du XIXe siècle. « Tota mulier in utero » – toute la femme est dans l’utérus. Et l’utérus, c’est la reproduction, mais c’est aussi le sexe. Ce sexe qu’on ne comprend pas, le mystère, cette incommensurabilité de la différence féminine qui va être l’un des grands questionnements du XIXe siècle, et dont une figure principale sera l’hystérique.
Quand cette science de la sexualité commence-t-elle à s’intéresser au plaisir ?
Durant la majeure partie du XIXe siècle, on considère que la sexualité masculine « normale » – c’est-à-dire hétérosexuelle, coïtale, dénuée de « perversions » – est nécessaire à la condition de l’homme. La femme, en revanche, doit être tenue dans l’ignorance des choses du sexe. Ce n’est que dans le dernier tiers du XIXe siècle que l’on commence à considérer que les femmes peuvent éprouver du plaisir. Cette évolution des mentalités se fait dans un contexte social bien précis : on estime que ce plaisir serait profitable à la relation conjugale.
« A la fin du XIXesiècle, quand triomphe le mariage bourgeois, l’entente conjugale – et donc sexuelle – devient un critère du bonheur familial »
Les mariages aristocratiques étaient des mariages d’arrangement, dans lesquels la question de l’harmonie sexuelle n’intervenait guère. Mais, à cette époque où triomphe le mariage bourgeois, l’entente conjugale – et donc sexuelle – devient un critère du bonheur familial. Dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, elle devient un facteur de stabilité : en Suisse notamment, on voit se développer des consultations conjugales, sorte de conseil thérapeutique ayant pour but de limiter les divorces, autorisés par la loi mais considérés comme un péril social. Cette attention portée par les juges et les médecins à la mésentente sexuelle des couples s’exerce parfois en faveur des femmes, par exemple quand il s’agit de déterminer ce qui est tolérable en termes de consentement aux « besoins » ou manies sexuelles du mari.
A la même époque, la théorie freudienne fait scandale pour avoir placé la sexualité au cœur de la vie psychique de tous les humains – enfants compris. Désormais, le plaisir et l’orgasme ne s’écrivent plus seulement au masculin …
Freud n’est pas le seul à y avoir contribué. Au tournant du XIXe et du XXe siècle, dans plusieurs villes d’Europe, divers acteurs – médecins et scientifiques – modernisent la pensée sur la sexualité. Alors que, pour l’essentiel, les médecins de la période victorienne contribuaient à définir la norme médicale et sociale de la sexualité et à réprimer toute « déviance » sexuelle (onanisme, homosexualité, etc.), ces penseurs vont, pour la première fois, témoigner d’une forme d’« optimisme sexuel » : la sexualité devient partie prenante de la vie normale de l’individu, et sa répression une entrave à son développement – y compris chez les femmes.
A cet égard, la contribution du médecin et psychologue britannique Havelock Ellis [1859-1939] est l’une des plus émancipatrices de l’époque. Il considère en effet la masturbation comme un acte absolument naturel, et l’excitation clitoridienne comme un phénomène similaire à l’érection. Il contredit ainsi la théorie freudienne selon laquelle la sexualité clitoridienne est une phase intermédiaire du développement de la femme, devant être dépassée à l’âge adulte par un « stade » exclusivement vaginal.
Tout en ouvrant pour la femme une voie d’émancipation majeure, Freud laisse donc la porte à moitié fermée. Et pour longtemps…
La révolution psychanalytique a considérablement fait bouger les lignes, puisque la répression de la sexualité y est considérée comme l’une des raisons de la névrose des femmes. Mais Freud est aussi un homme de son temps, et le modèle de la conjugalité et de la reproduction familiale – c’est-à-dire la pratique coïtale – est inconsciemment présent dans toute sa pensée. En homme de son temps toujours, il bâtit une théorie asymétrique qui fait du masculin le référent, et du féminin l’absence ou le manque. A ses yeux, c’est le caractère « inauthentique » de l’orgasme clitoridien qui explique la frigidité des femmes. C’est ce modèle androcentré du comportement sexuel des femmes que tenteront de faire évoluer, en France, en Italie ou aux Etats-Unis, les psychanalystes féministes des années 1970. Non pour détruire mais pour améliorer la doctrine freudienne, tout en restant attachées à sa promesse d’émancipation.
Au sortir de la seconde guerre mondiale, c’est un professeur de zoologie américain, Alfred Kinsey, qui fait à son tour scandale. Pour quelle raison ?
Kinsey est resté célèbre pour avoir publié deux importantes études statistiques sur le comportement sexuel des Américains : Le Comportement sexuel de l’homme (Pavois, 1948) et Le Comportement sexuel de la femme (Amiot Dumont, 1954). Son enquête se base sur 800 entretiens personnels, auxquels s’ajoutent 18 000 entretiens et questionnaires collectés par son équipe. Il ne s’agit donc pas d’études de cas – menées le plus souvent sur des sujets considérés comme « anormaux » –, mais d’une étude quantitative sur une sexualité considérée comme « normale ». C’est le début de ce que l’on peut appeler une science « positive » du sexe, une science du grand nombre qui permet d’établir les traits de la sexualité des Américains telle qu’elle se fait.
« Dans les années 1950, l’enquête Kinsey révèle que la masturbation, les rapports sexuels avant le mariage et extraconjugaux, les expériences homosexuelles sont des pratiques courantes aux Etats-Unis »
Si l’enquête de Kinsey fait scandale, c’est qu’elle montre que 85 % des Américains ont des comportements que la loi d’alors réprime. Elle révèle que la masturbation, les rapports sexuels avant le mariage et extraconjugaux, les expériences homosexuelles sont des pratiques courantes. Dans l’Amérique très puritaine des années 1950, comme dans toutes les sociétés chrétiennes, c’est la conjugalité et l’institution de la famille qui prescrivent la norme sexuelle. Tout le reste est considéré comme déviant. Kinsey jette donc un pavé dans la mare, et déplace les critères de ce qui est normal et anormal en matière de sexualité.
De quelle manière ces connaissances nouvelles vont-elles transformer les normes sociales, notamment en matière de sexualité féminine ?
Dès les années 1950, une partie de la communauté scientifique prend ces résultats en compte. Mais on est alors en plein maccarthysme : les résistances aux idées progressistes sont très fortes, et il faudra attendre les années 1970 pour que ce savoir, aux Etats-Unis, débouche sur une véritable émancipation sexuelle de la société. L’enquête de Kinsey va toutefois avoir une autre conséquence. Parce qu’il est le premier à s’être véritablement intéressé aux fonctions sexuelles d’un point de vue comportemental, il va promouvoir une définition du sexe devant être étudié comme un phénomène « naturel » – idée qui trouvera son accomplissement, dix ans plus tard, avec les travaux de William Masters et Virginia Johnson.
« Quand Masters et Johnson, dans les années 1960, publient leurs résultats, ils rencontrent un succès médiatique et public considérable, car ils créditent de toute l’autorité de la science le droit à l’orgasme »
Pour Masters, faire l’amour, c’est comme éternuer : c’est une fonction physiologique étudiable. Masters et Johnson vont donc créer un laboratoire du sexe, dans le but de mener une « vraie » analyse de l’orgasme : ils y enregistreront les données obtenues sur des centaines de femmes, d’hommes et de couples pratiquant la masturbation ou des rapports sexuels. Ce cadrage expérimental et théorique est celui de la « pure » science – au sens où l’on définit la science à ce moment-là. Et quand Masters et Johnson, dans les années 1960, publient leurs résultats, ils rencontrent un succès médiatique et public considérable. Bien que la révolution sexuelle soit encore loin, ils deviennent des stars, car ils créditent de toute l’autorité de la science le droit à l’orgasme – notamment pour les femmes, puisqu’ils mettent en évidence la multi-orgasmie féminine et le rôle du clitoris.
Les deux sexologues ouvrent alors une clinique pour traiter les troubles sexuels en se fondant sur la thérapie cognitivo-comportementaliste. Leurs travaux ouvriront la voie à la sexologie moderne des années 1960 à 1980 en Europe. Il s’agit d’une « clinique de la conjugalité » (car, à l’inverse de Freud, ils ne soignent pas la personne mais le couple), qui consiste pour l’essentiel à apprendre à l’un les besoins de l’autre.
Il ne s’agit plus seulement du droit au plaisir, mais de son obligation ?
D’une certaine manière, oui. Cette tendance va s’accentuer avec la révolution sexuelle des années 1970, qui promeut l’émancipation individuelle. De nouvelles normes apparaissent alors dans la régulation de la sexualité. Dont l’injonction au plaisir, qui va définir les pratiques et les formes de médicalisation qui se développeront à partir des années 1980. Apparaît également la notion de « dysfonctions sexuelles féminines » : un basculement au plan social, puisque cette notion n’est possible en tant que telle que lorsque le désir des femmes est devenu la norme.
Dès lors, toute une série d’acteurs de la médecine sexuelle, psychiatres, médecins, mais aussi biochimistes et endocrinologues, vont s’employer à définir des catégories nosologiques, des catégories de troubles féminins auxquels l’industrie pharmaceutique peut proposer des remèdes. Lesquels remèdes, comme le montre la sociologue Marilène Vuille, ne font pas toujours suite à la description de nouveaux « dysfonctionnements » et à l’évaluation de leur prévalence, mais les précèdent souvent.
La médecine sexuelle contemporaine n’est donc jamais loin du marché, autrement dit du social et du politique ?
Les problèmes qu’on pose à propos du corps et de ses dysfonctionnements sont toujours sociaux et politiques, quoique suivant des modalités différentes selon les époques. La question du désir des femmes telle qu’elle s’énonce aujourd’hui dans les sociétés occidentales comporte des enjeux qui ne sont pas toujours visibles – l’important est d’en prendre conscience.
C’est ce que tentent de faire les critiques féministes de cette médecine sexuelle, dont le mouvement est très vivace aux Etats-Unis. Elles se demandent, par exemple, si la mise au point d’une « molécule du désir » pour pallier l’hypoactivité sexuelle des femmes, équivalente au Viagra pour les hommes, est une bonne chose. Si les femmes n’ont pas de bonnes raisons, parfois, de ne pas vouloir accomplir l’acte sexuel, et si cela ne les protège pas de s’y refuser. Cette « efficience » de la sexualité féminine ne peut-elle pas avoir un impact négatif sur certaines personnes ? Pour qui est-ce un bien ? Dans quel contexte ? La controverse n’est pas seulement scientifique et médicale, elle est aussi politique et féministe.
L’étude de la sexualité humaine se poursuit aujourd’hui avec les neurosciences, qui s’attachent à établir les « modèles neuronaux » du désir. Cette approche est-elle plus « pure » et détachée de nos représentations du monde que les précédentes ?
Absolument pas. Dans la culture contemporaine, où la biologie joue un rôle central, l’étude du plaisir et du désir s’est déplacée de la molécule au cerveau, et les recherches menées à l’aide de l’imagerie cérébrale mobilisent une grosse partie des financements dans ce domaine. La tendance est moins que jamais à l’étude de la psyché, et va à une matérialisation croissante de la fonction sexuelle. De même qu’on estime que la prise d’une gélule pourrait répondre à un problème donné, l’expérience de la sexualité humaine se réduit ici à la réponse à un stimulus – ce qui est en soi discutable.
Mais cette approche, présentée comme une science seulement physiologique ou cérébrale, n’est en fait pas du tout détachée du contexte social et politique de son époque. Cette conception est très liée à la théorie béhavioriste (le sexuel est une réponse à une stimulation) et à la théorie économique (le sexuel est une quête de « récompense »). En fait, c’est de la science « as usual » : ni plus ni moins aujourd’hui qu’hier, les sciences n’échappent à la culture. Et elles définissent, en retour, ce que notre société est et doit être.
La parole des femmes s’est progressivement libérée en matière de sexualité : quel est l’apport de ces témoignages dans la construction du savoir ?
Il est essentiel, dans le domaine des savoirs sur la sexualité, que les femmes, individuellement ou de façon organisée, puissent devenir des actrices conscientes et que leur voix puisse s’entendre. C’est le cas aux Etats-Unis, où la tradition du Women’s Health Movement [un courant féministe né dans les années 1960, dans le but d’améliorer les soins de santé pour toutes les femmes] est plus ancienne et plus organisée qu’en Europe.
Dans la controverse sur le Viagra féminin, par exemple, on voit émerger des collectifs de femmes qui portent des savoirs et des propositions alternatives. Ces groupes féministes d’expertise autour des avancées technologiques, scientifiques et médicales, qui se penchent également sur les questions relatives à la procréation médicalement assistée, n’existent pas en France. C’est dommage.
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