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vendredi 27 avril 2018

Etre ou ne pas être (sur les réseaux sociaux)

Faut-il disparaître des réseaux sociaux pour préserver sa vie privée ou pas  ? Pour illustrer ce débat qui agite la Toile, « L’Epoque  » a imaginé un dialogue de spécialistes, une fiction fondée sur des faits réels.

LE MONDE  | Par 

Laurent Bazart
Depuis quelques semaines, Damien voit passer dans les médias des nouvelles alarmantes : des gens importants annoncent qu’ils vont quitter les réseaux sociaux. Tous fichés, espionnés, exposés, géolocalisés, exploités, manipulés : trop c’est trop, ils jurent qu’ils vont entamer un sevrage de Twitter, cesser de publier les images de leur chien sur Instagram, boycotter Snapchat, LinkedIn… Certains veulent même effacer leurs données de Facebook – bonne chance les amis, personne ne sait comment faire, en réalité c’est sans doute impossible. On peut se rendre invisibles des autres utilisateurs, mais Facebook garde tout, pour l’éternité, dans des data centers grands comme des paquebots, cachés dans les forêts de l’Oregon et les steppes de Laponie.

Ce désamour pour les réseaux sociaux deviendrait-il tendance ? Pourrait-il affecter le business de l’Internet ? Damien est un spécialiste du Net marchand – publicités ciblées, marketing viral, native advertising, fabrique de buzz positif ou négatif, coaching de youtubeurs voulant passer pros… A première vue, il y a donc lieu de s’inquiéter : même son copain Clément, un webdesigner assez coté à Paris, est outré. Il veut en discuter avec Damien. Facile, ils sont connectés en permanence sur Facebook Messenger Audio :

« Tu te rends compte, ces salauds chez Facebook, ils ont vendu mes data aux Anglais pour aider Trump à se faire élire !

– Tu es devenu américain, Clément ?

– Mais si ça se trouve, ils font pareil en Europe, ils nous influencent pour qu’on vote à droite…

– Ah, tu votes maintenant, c’est bien. Depuis quand ?

– Oui, je sais, tu as raison, il va falloir que je m’inscrive sur les listes. Mais bon, les magouilles de Facebook, c’est grave, non ?

– Très. Donc tu vas arrêter Facebook ?

– Euh, là, tu me prends un peu de court. »

En ce moment, Clément travaille sur une campagne de valorisation de vidéos de mode tournées en selfie par des lycéens : « Ils se montrent en train de frimer avec leur nouvelle paire de Converse, et on les paie, ce sont les meilleurs prescripteurs. » Leurs œuvres passent d’abord sur une plate-forme indépendante, mais le gros buzz démarre quand elles arrivent sur Facebook : « Il faut que je surveille tout, les marques exigent des stats pour évaluer leur retour sur investissement…

– O.K., Clément, je comprends ton dilemme. Mais pour ta vie perso, tu peux arrêter…

– Ma nouvelle copine Emilie est en vacances à Courchevel avec ses potes d’avant. (Tout le monde est au courant, elle poste des photos délirantes sur Facebook au milieu de la nuit, elle a l’air de s’éclater.) Alors, là aussi, je dois surveiller un peu ce qui se passe…

– Rassure-moi, Emilie ne menace pas d’arrêter Facebook ?

– Non, elle ne suit pas trop la politique. Mais de mon côté, si je ne vais plus sur Facebook, elle ne saura plus ce que je deviens et, comme tu sais, loin des yeux… Même ma mère va sur Facebook pour prendre de mes nouvelles. Il y a aussi mon ex et notre fille, je n’ai pas osé les refuser comme amies et, du coup, elles regardent si je suis en vacances quand j’ai du retard pour la pension alimentaire. Quand j’y pense, des vacances sans Facebook, le rêve…
– Si tu arrêtes Facebook, elles vont croire que tu es mort. »

L’impression de cesser d’exister


Damien effectue une rapide vérification. Il s’aperçoit que les partisans du boycott sont souvent des messieurs un peu âgés qui ont toujours détesté l’Internet, même s’ils ont appris à s’en servir pour assurer leur autopromotion et donner leur avis d’expert sur n’importe quoi. Quand Facebook et Twitter sont apparus, ils s’y sont rués, aiguillonnés par la peur de passer pour des anciens s’ils ne s’y montraient pas. Ils se sont autoproclamés addicts complets, et crient au scandale s’ils sont déconnectés pendant une heure parce qu’ils traversent une zone blanche dans les Cévennes. Mais, en vérité, pour eux, tout cela est un fardeau. Ils cherchent une issue honorable. Cela dit, leur départ ne bouleverserait pas les grands équilibres : aux dernières nouvelles, pour la France, 33 millions de comptes Facebook, plus 16 millions pour Instagram, filiale de Facebook dont les données sont stockées et traitées dans les mêmes serveurs, et 13 millions pour WhatsApp, autre filiale de Facebook… Il y a de la marge.

Il paraît que certaines célébrités, à force d’être « trollées », finissent par fuir les réseaux sociaux, mais la plupart reviennent en catimini, sinon elles ont l’impression de cesser d’exister. Damien a aussi repéré des anciens start-upeurs défroqués, qui abandonnent Facebook : « Ils ne quittent pas les réseaux sociaux, ils vont se réfugier sur des plates-formes confidentielles et compliquées à base de logiciels libres, pour former des clubs d’initiés.

– Damien qui se moque des précurseurs, c’est nouveau… Ils te font peur ?

– De toute façon, chers réfractaires, souvenez-vous que Facebook peut vous pister après la fermeture de votre compte, et même si vous n’avez jamais eu de compte. » (Il suffit d’être listé dans les contacts d’un utilisateur ou de se connecter à un site marchand partenaire de Facebook.)

Jennifer n’a pas besoin de protéger sa vie privée, car elle n’en a pas – et justement, elle compte sur les réseaux sociaux pour en avoir une, et pour le faire savoir.









Deuxième vérification, quelques jours plus tard : les partisans les plus fervents du boycott sont toujours sur Facebook. En plus de leurs bavardages habituels, ils passent des heures à partager et commenter des articles critiquant les réseaux sociaux. Business as usual. Dans la France profonde, les risques de désertion sont minimes. Damien a une cousine, Jennifer, native de la Nièvre. Pour ses études de comptabilité, elle est en stage à Lyon où elle ne connaît personne. Elle n’a pas besoin de protéger sa vie privée, car elle n’en a pas – et justement, elle compte sur les réseaux sociaux pour en avoir une, et pour le faire savoir. Les démêlés de Mark Zuckerberg avec le Sénat des Etats-Unis ne vont pas la dissuader d’afficher sur Instagram une photo avec sa nouvelle coupe de cheveux, ni de faire une recherche pour localiser des garçons disponibles dans son quartier.

Des fenêtres sur le monde


Même chose pour Jason, le neveu de Clément, pensionnaire dans un lycée agricole, cloîtré six jours sur sept. Il se connecte à Facebook de temps en temps, poste des images sur Instagram trois fois par jour et anime une chaîne de rap rural sur YouTube, qui a des fans dans huit pays. Les réseaux sociaux sont ses seules fenêtres sur le monde. Damien est catégorique :

« Ton neveu, si on lui coupait les réseaux sociaux, il fuguerait.

– Et si je lui dis que ses data sont exploitées à son insu par des politiciens pourris ?

– Il s’en doute déjà, les jeunes s’attendent toujours au pire dès qu’ils ont affaire aux vieux, et ils l’ont intégré. »

Quand Jennifer et Jason chercheront du travail, les DRH iront voir leur page Facebook avant de les convoquer pour un entretien. Damien envoie à sa cousine un conseil de pro : « Si tu as publié des photos trash et des délires, ça peut jouer contre toi, mais ce n’est pas grave. Par contre, imagine que tu n’aies pas de compte Facebook, le recruteur se poserait de vraies questions : elle n’a jamais entendu parler de l’Internet ? Il n’y a pas l’électricité chez elle ? Elle sort de prison ? Elle est radicalisée et vit dans la clandestinité ? Il te rangerait dans la catégorie des fortes têtes, des rebelles. Indésirables en entreprise. »

« Le simple fait d’être “offline” pendant quelques minutes te rend suspect, ça te plaît, Damien ? »





Clément, lui, angoisse un peu face à cette nouvelle obligation sociale de traçabilité intégrale : « Quand les flics enquêtent sur un crime, ils vérifient les téléphones qui ont borné dans le secteur à l’heure fatidique, mais ils vont aussi s’intéresser aux gens qui ont coupé leur téléphone avant le crime et l’ont rallumé après. Le simple fait d’être offline pendant quelques minutes te rend suspect, ça te plaît, Damien ? Excuse-moi de ne pas sauter de joie si je me retrouve en garde à vue parce que j’avais envie de me promener sans être dérangé. » En fait, pas besoin d’être suspect pour être rappelé à l’ordre en cas de manquement : « L’autre jour, Emilie faisait du ski hors piste, et elle s’est perdue. Quand les secouristes l’ont retrouvée, ils l’ont engueulée parce qu’elle n’avait pas de balise GPS. Ils lui ont dit que la prochaine fois, ils ne se dérangeraient pas. En fait, c’est vrai, si tu es offline, tu es mort. »

De ce côté-là, Damien ne risque rien. Il constate aussi que l’engouement populaire augmente à chaque innovation – par exemple Facebook Live, le service de diffusion de vidéo en direct. L’autre jour, au-dessus de New York, le réacteur d’un avion de ligne a explosé, les éclats ont fracassé un hublot et tué une passagère. Aussitôt, un autre passager, Marty Martinez, responsable d’une agence de marketing à Dallas, a pris une décision courageuse. Il a glissé sa carte de crédit dans le lecteur vissé sur son siège, payé huit dollars pour avoir accès au Wi-Fi de l’avion, puis il a filmé la scène et diffusé les images sur Facebook Live. Il aurait pu aller voir si la passagère touchée avait besoin d’aide, ou prier pour le salut de tous, mais depuis l’avènement des réseaux sociaux, les réflexes ont changé.

Le lendemain, des citoyens responsables ont publié sur Facebook des commentaires pour s’indigner du voyeurisme de Marty Martinez – mais d’abord, ils ont regardé sa vidéo en replay, il faut s’informer avant de juger. Les plus sévères ont regretté qu’il n’ait pas été tué dans l’explosion. Clément se sent un peu las : « Malheureusement, l’avion ne s’est pas écrasé, les spectateurs de Facebook Live n’ont pas eu la chance de voir en direct les passagers paniqués, déchiquetés, brûlés vifs… Ce sera pour une prochaine fois. » Damien, plus serein, essaie d’imaginer le score d’audience fabuleux d’une séquence de crash vue de l’intérieur de l’avion : « D’après toi, Clément, quel genre de pub on pourrait coller avant cette vidéo ?

– Ne t’inquiète pas, les algorithmes de Facebook décideront en fonction de chaque profil, comme toujours. »

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