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samedi 3 mars 2018

Thomas Andrillon : «Le cerveau va toujours trouver un moyen de dormir, qu’on le veuille ou non»

Par Erwan Cario, Recueilli par — 


Illustration André Derainne

Le chercheur en neurosciences explique que le sommeil, loin d’être monolithique, gagne par phases les différentes régions cérébrales. Une activité complexe que les nouvelles expériences aident peu à peu à comprendre.

Pourquoi dort-on ? Que se passe-t-il pendant le sommeil ? Peut-on s’abstenir de dormir ? Ces questions, l’humanité se les pose depuis des millénaires. Ce n’est qu’au début du siècle dernier, avec l’invention de l’électroencéphalogramme (EEG), qu’on a pu avoir des informations sur ce phénomène qui touche tout le monde animal. Le chercheur en neurosciences Thomas Andrillon, en post-doctorat à Sydney, a travaillé sur une représentation non monolithique du sommeil. Il a montré que le cerveau, même endormi, était en mesure de traiter des informations extérieures complexes. Il revient sur l’histoire de la recherche sur le sommeil et sur l’état de nos connaissances sur le sujet.
La pratique et la perception du sommeil ont-elles évolué avec le temps ?
Le grand changement dans nos sociétés industrialisées est venu avec l’apparition d’un éclairage bon marché. Avant l’électricité, le rythme de la journée était très lié au rythme solaire. Avec l’éclairage artificiel, tout change. Il nous permet de rester éveillés et actifs après le coucher du soleil. Depuis qu’on collecte ce genre d’information, on a vu clairement une diminution de la durée du sommeil, notamment chez les enfants. En parallèle, on a vu aussi une valorisation du fait de ne pas dormir. Notamment chez les dirigeants politiques, qui sont souvent très fiers de ne jamais dormir. Comme récemment avec les dithyrambes des conseillers d’Emmanuel Macron qui vantent ses quatre petites heures de sommeil par nuit. Heureusement, ce sont des choses qui commencent à évoluer. Aux Etats-Unis notamment, ils sont devenus très vigilants sur la question du sommeil dans le cadre de l’éducation. On s’est rendu compte que le sommeil était très important pour la réussite scolaire.
Le sommeil est-il un sujet très étudié ?
Quand j’ai commencé mes recherches, je me suis rendu compte que les questions auxquelles je voulais répondre étaient connues depuis à peu près deux mille cinq cents ans, puisqu’on trouve des traités d’Aristote très intéressants sur le sommeil, les rêves et la conscience. Pourquoi on rêve ? Quel est le rapport du rêve à la réalité ? Pourquoi on dort ? Qu’est-ce qui est nécessaire dans le sommeil et qui fait que tout le monde dort ? Quel est le rapport entre sommeil et mort ? Où va l’âme quand on s’endort ?
Ce qui est incroyable avec le sommeil, c’est que la plupart du temps, on ne le questionne pas. Alors que c’est un phénomène assez étrange : une fois par jour, on va rentrer dans un état léthargique où on est d’une vulnérabilité extrême. Il peut nous arriver tout et n’importe quoi en l’espace de huit heures et ça ne nous pose aucun problème. Tous les soirs, on va se coucher sans la moindre inquiétude de savoir si on va se réveiller le lendemain matin.
Comment la recherche scientifique sur le sommeil s’est-elle mise en place ?
Les premiers enregistrements d’activité cérébrale chez l’homme ont été des enregistrements de sommeil. Ça a commencé avec l’électroencéphalographie, qui a bientôt 100 ans. En plaçant des capteurs à la surface du crâne, on a enregistré des courants électriques qui semblaient ne pas être uniquement du bruit. Et c’est en observant les changements d’activité extrêmement importants entre l’éveil et le sommeil qu’on s’est rendu compte que ça pouvait révéler quelque chose du fonctionnement du cerveau. Un peu plus tard, on a découvert deux phases distinctes : le sommeil lent, et le sommeil paradoxal. Ces deux phases correspondent au sommeil sans rêve et au sommeil avec rêve. On a donc le sommeil lent, pendant lequel l’activité du cerveau est ralentie, avec des ondes cérébrales très synchronisées. Et puis il y a la phase paradoxale, qu’on a nommée ainsi parce que, paradoxalement, le cerveau a l’air réveillé.
Mais ça ne dit rien de l’utilité même du sommeil…
Pendant longtemps, on ne savait pas si le sommeil remplissait une fonction autre que le repos. A l’échelle du monde animal, on n’a toujours pas trouvé une espèce qui ne dort pas. Même celles qui sont soumises à des contraintes extrêmement fortes dans leur environnement, comme les espèces migratrices. Elles ont développé un sommeil unihémisphérique, c’est-à-dire que la moitié droite du cerveau va dormir pendant que la moitié gauche est éveillée, et vice-versa. Il y a donc de fortes indications qui montrent qu’on ne peut pas se passer du sommeil.
Dans l’histoire, beaucoup de gens ont eu des intuitions extrêmement justes. Une des fonctions les plus discutées, c’était sur la mémoire, et là-dessus, on a des écrits d’intellectuels de la Rome antique au IIIe siècle qui avaient des idées proches du modèle actuel. Ce sont des intuitions qui ont toujours été un peu dans l’air. On se rend bien compte dans notre quotidien que si on ne dort pas, on a des problèmes de mémorisation, de concentration, etc. Ce qui est venu bien plus tard, c’est le côté physiologique : l’importance par exemple du sommeil dans le système immunitaire, ou dans l’évacuation des déchets produits par les neurones…
C’est-à-dire ?
Le cerveau baigne dans le liquide céphalorachidien. Une étude récente a montré que ce liquide pénétrait plus profondément pendant le sommeil que pendant l’éveil. En se retirant, le liquide va emporter avec lui les déchets que produisent les neurones par leur activité. Il existe donc un phénomène de marées cérébrales.
Quelles sont les découvertes récentes sur le sommeil ?
Pendant longtemps, on a eu un modèle du sommeil assez monolithique, proche de celui de l’anesthésie. Mais le sommeil est beaucoup plus riche. Notamment sur des cerveaux complexes comme le nôtre, on peut avoir des régions qui vont dormir de manière différente à un instant donné. Ce genre de phénomènes locaux, on peut s’en rendre compte soi-même. Par exemple quand on regarde un film ou qu’on lit un livre. En se réveillant, on va avoir du mal à se souvenir précisément du moment où on s’est endormi. Si on a un marque-page, on va avoir cette sensation étrange de ne pas se souvenir des dernières pages qu’on a lues. Ce serait dû au fait que les différentes régions ne s’endorment pas au même moment. Les premières à s’endormir sont des structures comme l’hippocampe, qui emmagasine les mémoires. Il y a ensuite un endormissement progressif, jusqu’au cortex préfrontal, essentiel pour la conscience. Ça veut donc dire que durant cette période, qui dure entre cinq et huit minutes, on peut très bien être dans une situation où on est toujours conscient de ce qu’on fait. Par contre, on ne peut plus former de souvenirs. Et si on extrapole ça au réveil, ça expliquerait pourquoi il est si compliqué de se rappeler de ses rêves. Le temps qu’on soit complètement réveillé, jusqu’aux structures mémorielles, le rêve a déjà disparu de la mémoire de travail et n’intègre pas la mémoire à long terme.
De votre côté, vous avez travaillé sur la capacité du cerveau endormi à traiter des informations complexes…
C’est crucial pour la survie de l’individu d’être capable de se réveiller quand il faut, mais pas pour n’importe quoi. Ce n’est donc pas forcément l’intensité du son qui va commander le réveil, mais sa pertinence. Une des raisons pour lesquelles j’ai décidé d’étudier ça, c’est une étude qui date des années 60 où des psychologues se sont rendu compte que des mères encore à la maternité se réveillaient plus fréquemment pour le cri de leur propre bébé que pour les cris des autres bébés. C’est assez impressionnant, ça veut dire qu’il y a une forme d’apprentissage rapide de quelque chose qui n’est pas aisé à reconnaître et qu’il peut être mobilisé pendant la nuit. Ce genre d’observations semble dire que le cerveau dormant n’est pas si éteint que ça.
Comment avez-vous procédé ?
On a demandé à des personnes de catégoriser des mots en fonction de leur sens. Ce qui demande d’encoder l’information auditive, de reconnaître le sens d’un mot, et enfin, de prendre une décision. Les participants devaient classer en deux catégories des mots entendus à travers un haut-parleur. Quand c’était un animal, ils devaient actionner un bouton avec leur main droite, quand c’était un objet, c’était avec la main gauche. La préparation de la réponse droite ou gauche, c’est une information qu’on peut avoir via l’EEG. En effet, quand on s’apprête à utiliser la main droite, il y a l’hémisphère gauche du cerveau qui va s’activer un peu plus que l’hémisphère droit. Grâce à ce marqueur de préparation motrice, on peut donc savoir s’ils continuent à catégoriser les mots qui sont diffusés, même s’ils ne bougent plus. Dans notre expérience, les gens s’endormaient en faisant cette tâche un peu répétitive. Et on a montré que leur cerveau, lancé sur un mode un peu automatique, va continuer à préparer une réponse droite quand il y a un nom d’animal, et une réponse gauche quand c’est un objet. On est donc capable de maintenir en dormant un exercice assez compliqué.
Cette idée que le sommeil peut être local va dans les deux sens. Une partie du cerveau peut se réveiller quand on est endormi, et une partie du cerveau peut s’endormir quand on est réveillé. Et si cette partie est indispensable pour effectuer une action précise, cette action sera beaucoup plus difficile à réaliser que d’habitude. Récemment, avec mon équipe, on a publié un article montrant que lorsqu’on est fatigué, les neurones ralentissent, un peu comme quand on s’endort, mais de façon locale.
Donc, si on ne dort pas assez, le cerveau finit par s’endormir en partie de lui-même ?
Le sommeil est tellement indispensable que le cerveau va toujours trouver un moyen de dormir, qu’on le veuille ou non. Si on reste éveillé trop longtemps, le cerveau ne va pas nous donner le choix et va s’endormir de façon anarchique. C’est d’autant plus gênant que le sommeil est aussi fonction de l’utilisation qu’on a faite de notre cerveau à l’éveil. Si, par exemple, on a eu une activité motrice toute la journée, le cortex moteur va être plus fatigué que le reste et aura une chance plus grande de s’endormir. Il a besoin de récupérer. Si ce sont au contraire des tâches de prise de décision, ce sera le cortex préfrontal qui sera fatigué en premier et qui va commencer à ralentir. Les conséquences peuvent être importantes.
Le fait de travailler sur le sommeil, ça a changé votre propre perception ?
Totalement. Avant d’étudier le sujet, c’est sans doute une question d’âge, le sommeil était pour moi une simple période de non-existence pour quelques heures. Aujourd’hui, je suis beaucoup plus sensible au sommeil, à la fatigue… La phase d’endormissement, par exemple, c’est quelque chose d’assez incroyable, avec une perte progressive de contrôle, tout en restant conscient. On peut l’utiliser dans un processus créatif, pour générer des idées différentes en laissant son esprit divaguer. Le sommeil est un phénomène extrêmement riche et qui affecte tous les pans de notre existence.
Du coup, vous dormez vos huit heures par nuit ?
(Rires) Non, je me fais toujours un peu du mal, j’ai tendance à me coucher un peu trop tard. C’est le problème du cerveau humain : pour prendre des décisions raisonnables, on n’est pas très doués.
Erwan Cario Recueilli par

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