Ludovic Debeurme. Dernier album paru : «Epiphania» (Casterman)
Tandis qu’explosent les importations d’herbe suisse édulcorée, la législation française demeure inflexible. Provoquant bazar aux douanes et déception des associations de malades.
C’était trop gros, peut-être trop beau : alors qu’il semblait ouvrir une première brèche dans une réglementation toujours aussi répressive, le «cannabis light» demeure interdit en France. Certes, le consommateur peut acheter de la weed en toute légalité sous certaines formes et certaines conditions - par exemple du liquide pour cigarettes électroniques, parce que celui-ci contient moins de 0,2 % de tétrahydrocannabinol (THC), la molécule qui fait «planer». Mais d’autres substances qui respectent les maxima légaux en THC restent prohibées, telles les fleurs de chanvre. La pagaille est alimentée par les importations venues de Suisse, en hausse depuis cet automne.
Et ce n’est pas la nouvelle réglementation, attendue ces prochaines semaines, qui permettra d’y voir plus clair et d’entamer l’hypocrisie française sur le sujet. Selon les conclusions d’une mission parlementaire «relative à l’application d’une procédure d’amende forfaitaire au délit d’usage illicite de stupéfiants» qui ont fuité dans la presse le week-end dernier, le cannabis conserve son statut illégal. Seule la sanction pour usage devrait évoluer, passant d’une convocation en justice à une simple contravention en cas de première infraction. «Nous n’en sommes malheureusement pas à la première contradiction sur le sujet», souligne Benjamin Jeanroy, représentant d’Echo, un lobby citoyen qui agite notamment le débat sur les politiques publiques en matière de drogues : «Le manque de vision et l’absence de débat d’envergure, illustrés notamment par l’actuel projet gouvernemental, ne vont qu’amplifier la récurrence de ce genre d’incohérences.»
Baume à lèvres, bonbons en gélatine
Poste-frontière du Châtelard, à une demi-heure de voiture de Chamonix (Haute-Savoie). Le magasin de souvenirs, rebaptisé la «Casa del Canna» depuis l’été dernier, a ajouté à sa devanture des panneaux décorés de feuilles, tendance Woodstock soft. «On peut rapporter d’ici un souvenir original de Suisse»,explique le gérant, qui a remisé les traditionnelles marmottes en peluche. Les Français qui s’y arrêtent sont des touristes ou des acheteurs réguliers. Des soixante-huitards qui veulent retrouver le goût de la weed mais pas forcément les effets psychotropes, euphorisants. Des jeunes. Des curieux. Le vendeur : «On a tous les âges, toutes les classes sociales.» Et toutes sortes de déclinaisons en stock : du baume pour les lèvres, des bonbons en gélatine («réservés aux adultes») et des plantes séchées («à infuser», d’après plusieurs notices, ou à fumer, comme il paraît le plus évident de le faire). Ce magasin profite à la fois d’une demande française en hausse et d’un boom helvète, dans un pays qui produit son chanvre comme du blé, grâce à une réglementation plus tolérante.
La star des bureaux de tabac en Suisse et des colis qu’on expédie vers la France s’appelle la «Blue Dream». Cette fleur de chanvre joue sur les effets relaxants contenus dans le cannabidiol (CBD). «C’est le Canada Dry du cannabis»,résume une source. «Un espoir pour un changement de réglementation en France, tout particulièrement pour les malades», selon un autre interlocuteur. «Ce n’est pas un produit de défonce mais de plaisir et de confort, on peut consommer ce produit et avoir une activité "normale" ensuite, qu’elle soit professionnelle ou loisir», assure la société qui la commercialise, CBD 420, basée à Genève. La Blue Dream affiche ainsi 0,163 % de THC, quand le cannabis le plus chargé peut atteindre les 20 %. Son taux revendiqué devrait dans tous les cas lui ouvrir les portes du marché français. Il semble d’ailleurs que ce joyau botanique se soit invité ces dernières semaines dans des points de vente - notamment des magasins spécialisés dans les cigarettes électroniques, visiblement pressés de capitaliser sur la mode du CBD.
Mais la loi française est décidément très compliquée : le «rêve bleu» est en réalité interdit à la vente. Présentée comme «légale» sur Internet, la Blue Dream évoluerait «dans la zone grise», nuance un responsable de CBD 420, interrogé par téléphone. La société constate en effet que «10 % de ses commandes à destination de la France ont été bloquées» à la frontière depuis le début des envois, en septembre dernier. Sans doute parce que les agents de l’Etat ne reconnaissent pas de «zone grise» : «Le cannabis light est aussi illégal que le cannabis classique»,confirme le directeur général des douanes françaises, Rodolphe Gintz. Le haut fonctionnaire indique qu’une vingtaine d’amendes ont été adressées au cours de l’année 2017 à des détenteurs de cette weed édulcorée, qui portaient tous sur eux «de petites quantités» lors de leur interpellation dans des villes voisines de la Suisse, comme Annecy, Chambéry et Mulhouse. Quant aux colis postaux renfermant des produits de type Blue Dream, ils sont «saisis et détruits» suivant la procédure d’usage, parce que cette marchandise contrevient à la loi pour au moins trois raisons.
Espoir brisé pour les malades
D’abord, la Blue Dream ne figure pas sur la liste des variétés autorisées par l’arrêté du 22 août 1990 portant application de l’article R. 5132-86 du code de la santé publique pour le cannabis. Sur ce point, l'exportateur conteste : «La Blue Dream est une souche de Fedora 17 (comme indiqué sur nos analyses), une variété parfaitement licite en France. Nous l’avons par nos soins nommée Blue Dream dans une logique marketing». Deuxième obstacle officiel à la commercialisation, pointé par les douanes : il s'agit d'une fleur séchée. Or, dans l'Hexagone, seules les tiges de chanvre ont droit de cité. Troisième infraction, selon Rodolphe Gintz, le THC analysé dans la Blue Dream serait «très supérieur aux 0,2 %» garanti par le vendeur. «Ces résultats ne correspondent pas à nos propres tests», s’étonne-t-on du côté de CBD 420, qui affiche un taux de 0,163 % sur son site. L'entreprise suisse concède que certaines parties de la plante, davantage exposées à la lumière, ont pu sécréter des doses «légèrement plus élevées» de THC, mais affirme que «la moyenne de la plante présente des taux tout à fait conformes».
En attendant une résolution de cet imbroglio, le cas du «chanvre CBD» permet d’alimenter le débat sur le statut de ce produit qui reste marqué «drogue» aux yeux de l’opinion. «L’émergence du cannabis light et les difficultés qu’il rencontre participent à la dédiabolisation du cannabis», estime Olivier Hurel, porte-parole de NORML France, une association qui veut réformer la loi sur les stupéfiants «dans l’objectif de développer une politique rationnelle, juste et efficace en matière de lutte contre les abus de substances et les addictions». Autre intérêt, ajoute-t-il, le «rêve bleu» et ses cousins «poussent à s’interroger sur les effets thérapeutiques des cannabinoïdes». C’est peut-être un jeton utile dans le débat public mais c’est surtout un espoir brisé pour les malades qui souhaitent se soigner à base de cannabis.
Les conclusions scientifiques se précisent pourtant. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) réserve sa position officielle, après une étude lancée l’automne, mais de nombreux chercheurs et thérapeutes s’accordent d’ores et déjà sur les bienfaits anti-inflammatoires et anxiolytiques du cannabidiol. Ses vertus sont particulièrement recherchées chez les malades souffrant de sclérose en plaque et d’épilepsie. Or, à l’heure actuelle, ils ont le choix entre s’approvisionner au marché noir et commander du Sativex aux Pays-Bas. Ce traitement est contraignant : il est autorisé mais non commercialisé en France, et son coût s’élève à 250 voire 400 euros mensuels… Un sachet de Blue Dream aurait pu offrir une solution légale et relativement bon marché. Mais ce n’était pas un «rêve» ultime pour autant. Certains patients atteints de cancer ou du VIH souhaitent en effet recourir à du cannabis doté de THC, cette molécule étant créditée d’effets positifs, pour retrouver l’appétit ou réduire la taille d’une tumeur. Si l’Union francophone pour les cannabinoïdes en médecine estime que la légalisation du «cannabis light» aurait constitué un «premier pas»,son porte-parole Franck Milone rappelle que le combat à mener est plus étendu : les malades demandent une «carte d’usage thérapeutique» pour accéder facilement à leur traitement, ainsi qu’une formation du corps médical à la prescription de ces substances ou encore un «programme de recherche agronomique» piloté par l’Etat, comme ce fut déjà le cas pour les opiacées.
«Vapoteuse relaxante»
Les attentes des patients sont fortes mais leurs espoirs, malmenés : le 8 janvier, le tribunal correctionnel de Marseille a condamné deux trentenaires à 10 000 euros d’amende et 15 mois de prison avec sursis pour avoir lancé, en 2014, du CBD liquide destiné aux cigarettes électroniques. Présenté à tort comme un «e-joint» - puisque, par définition, il y a inhalation mais pas combustion -, ce genre de produit demeure controversé, malgré l’absence de THC dans sa composition, comme le rappelait une polémique fin 2017 : le 28 novembre, le liquide était déclaré «illégal» par l’Agence française du médicament, mais il apparut comme légal le lendemain, selon l’avis du ministère de la Santé… Ce n’est donc pas l’inhalateur de CBD qui a déclenché l’ire de la justice - on en trouve dans des milliers de points de vente en France. La condamnation vise la publicité qu’auraient faite les deux entrepreneurs de «la première vapoteuse thérapeutique 100 % légale, déstressante et relaxante» : la loi prohibe en effet tout lien entre la santé et les cannabinoïdes. C’est d’ailleurs l’Ordre des pharmaciens qui avait enjoint le ministère de la Santé à porter plainte, symbole d’un pays qui, loin de s’assouplir, réaffirme son intransigeance sur la question.
La farce qui se joue autour du cannabidiol pourrait refléter les contradictions d’une législation à bout de souffle mais aussi une amorce d’ouverture d’esprit, puisque le client peut se fier aux achats helvètes considérés comme clean. «Nous n’avons rien à voir avec la vente de drogue, dites-vous bien que notre commerce est là pour durer», affirme Gilles Saraillon, de la société suisse Sweetweed. L’époque est bel et bien révolue où le cannabis était un équivalent de défonce défendu par des partisans de la dépénalisation, des hippies forcément de gauche, opposés à des durs obligatoirement de droite. Entre deux bouffées, c’est un souffle nouveau qui se lève.
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