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lundi 26 février 2018

Maladie d’Alzheimer : faux bébés, vraies questions

Par Anaïs Moran, envoyée spéciale à Potigny (Calvados) — 

Geneviève Fournel, 77 ans, avec son «petit pépère», à l’Ehpad de Potigny, le 2 février.

Geneviève Fournel, 77 ans, avec son «petit pépère», à l’Ehpad de Potigny, le 2 février. Photo Nolwenn. Brod. Vu pour Libération

Dans un établissement pour personnes âgées du Calvados, l’équipe médicale se sert de poupées d’enfants pour apaiser les patients. Une méthode qui soulève de nombreuses interrogations philosophiques et médicales.

Louise Martinet* ne parlait plus, ou alors seulement parfois, du bout des yeux. Et puis un matin, cette dame de 88 ans, aphasique, atteinte de la maladie d’Alzheimer, a lâché un inespéré «mon p’tit petiot» dans les couloirs endormis de l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) de Potigny (Calvados).
Déambulant de bon matin dans sa chaise roulante, elle venait de plonger son regard protecteur dans celui du baigneur «reborn» (faux, mais ultraréaliste) allongé dans un couffin posé au sol. Elle y a vu les yeux de son fils. Son débit de parole s’est de nouveau emballé au souvenir d’une époque pourtant révolue. Agnès Pichard, aide soignante, se souvient : «C’était en 2016, un an avant le décès de Louise. Elle a tout de suite pris la poupée pour son vrai bébé. Elle ne le quittait plus. A partir de ce moment-là, comme par magie, elle a commencé à retrouver l’usage de la parole. Ce n’était pas de longs monologues mais c’était toujours très cohérent. Personne n’avait vu notre Louise aussi apaisée et rayonnante que dans ses derniers mois.»

«Petits petons»

A l’Ehpad du Laizon à Potigny, où 48 résidents atteints de troubles cognitifs sont répartis dans quatre «cantous» (unités de vie protégées spécifiques pour Alzheimer), le personnel médical utilise depuis 2015 six faux poupons (donnés par une fabricante de la région). Une thérapie inhabituelle, problématique pour certains, révolutionnaire pour d’autres, qui émerge aujourd’hui dans certains services de gérontologie et concerne un nombre croissant d’Ehpad. Sa finalité : «Utiliser à bon escient» les «poupées d’empathie» pour «calmer les angoisses» de ces personnes âgées «perdues dans le temps et l’espace»,selon le cadre de santé de cet Ehpad, Philippe Roux. «Derrière leur démence, ces résidents sont des êtres humains avec des émotions et des souvenirs qui peuvent être réactivés positivement par ce contact avec le poupon», poursuit-il. Hochement de tête de Ghislaine Guittery, agent hospitalier, qui ajoute : «Les gens qui disent que nous entretenons le "mensonge" ne connaissent pas très bien la maladie d’Alzheimer. Si le malade pense que le bébé est un vrai, s’opposer à lui ne fera que le rendre nerveux et même malheureux. Pourquoi vouloir aller à l’affrontement ?» Au sein de cette structure, l’ensemble du personnel médical a décidé de «rentrer dans l’univers» des résidents, sous l’impulsion d’Agnès Pichard, qui avait déjà créé un «groupe pilote» à l’hôpital Bernardin de Falaise. «A l’époque, nous avions remarqué que la présence de nos enfants tranquillisait les personnes âgées atteintes de troubles cognitifs. Tout comme les baigneurs qu’ils emmenaient avec eux. On voyait les malades se redresser et échanger entre eux.»
Le bébé du cantou «Mineraie», situé au premier étage de l’établissement, a été prénommé Rose. Henri Lacourt*, 89 ans, en est raide dingue depuis leur première rencontre. Assis dans la cuisine de son unité, béret sur la tête avec «la mioche»blottie contre son flanc, le résident alterne les caresses sur les «petits petons» sans chaussons et «les bécots» sur son front. «Elle est sage dis donc. Eh là ! Que tu es belle.»Parfois, il murmure une chanson à la petite, toujours la même, et il croit voir les yeux et la bouche du nourrisson s’ouvrir. Sabrine Mehmah, agent hospitalier, le surveille d’un œil attendri : «L’arrivée de Rose l’a canalisé. Henri passait sa journée à pousser des cris qui perturbaient l’ensemble de l’unité. On ne sait pas vraiment s’il y a un transfert qui s’opère entre cette poupée et ses deux filles, mais les effets sont épatants, il parle désormais d’une voix douce et posée.» Dans l’unité de l’étage d’en dessous, c’est Geneviève Fournel, 77 ans, qui ne quitte quasiment plus son «petit pépère», plaqué sur sa poitrine.«[Son] enfant ne pleure jamais», et elle espère qu’il en sera toujours ainsi, qu’il ne pleurera jamais, tant qu’elle saura s’occuper de lui. «Lorsque Geneviève est arrivée dans l’Ehpad, elle aimait ranger la vaisselle propre, rendre service à la cuisine et jouer à la belote,relate une aide soignante. Aujourd’hui, si on lui met devant la table des pommes et un éplucheur, elle ne sait pas quoi en faire. Pareil pour les jeux de société et tout le reste. Le bébé est la dernière chose qui la fait réagir de manière appropriée.» Ainsi au Laizon, on est heureux de voir Geneviève promener son bambin dans la poussette et le border à la nuit tombée : ces vestiges maternels sont perçus ici comme de doux instants de grâce.

«Tu es folle»

C’est l’heure du goûter au cantou de la «Galerie». La cuillerée de compote que Lucienne Goulet, 88 ans, donne à l’enfant coule sur le bord des lèvres de plastique. Elle n’a pas encore l’habitude et admet sa maladresse. Mais le petit Michaël (prénommé comme son petit-fils) «ne pleure pas même si le body est taché». Il ne pleure jamais. «Tu ne vois pas qu’il n’ouvre pas la bouche ton bébé ? Tu es folle, ce n’est même pas un vrai !» se révolte sa voisine de table, Lucie Feyrand*. «Laisse-moi tranquille tête de con ! Qu’est-ce qu’elle peut me faire chier celle-là», lui rétorque Lucienne Goulet. Voilà le danger : parfois, certains résidents envoient valser le bébé, trop lucides pour être bernés, et les autres en sont souvent déstabilisés. Agnès Pichard, l’aide-soignante : «Il ne faut jamais mettre les poupons directement dans les bras d’un résident. Cela doit rester un choix. On ne peut jamais totalement appréhender les évolutions de la maladie d’Alzheimer et donc la réaction des personnes. Certains de nos résidents sont en capacité de reconnaître un vrai bébé et pourraient logiquement très mal le prendre. D’autres peuvent changer d’une heure à l’autre de fonctionnement et de comportement vis-à-vis des baigneurs.»
Face au personnel et à ces «petits mensonges thérapeutiques» considérés comme «indispensables au bien-être des malades»,certaines familles protestent : faut-il accepter de tromper sa mère, son père, son frère ou sa sœur, et entrer dans le jeu ? Le leurre médical n’est-il pas irrespectueux, voire condamnable ? «Lorsqu’on prévient l’entourage avant d’amorcer la démarche, certains sont choqués et refusent catégoriquement l’usage des baigneurs, développe Philippe Roux. Des familles ne supportent pas ce qu’elles considèrent comme un acte d’infantilisation. Généralement, ce sont des personnes qui ont du mal à accepter la maladie de leur proche. Nous comprenons et acceptons parfaitement cette position, même si nous restons persuadés que les poupons encouragent au contraire à la responsabilisation. Dans ces cas-là, on fait en sorte qu’ils soient toujours hors de vue des résidents concernés.»

«Radieuse»

Entre les «pro» et les «anti», il y a aussi les décontenancés. Monsieur Lecœur* est debout, adossé au radiateur, à se prendre la tête. A chaque visite rendue à son épouse, c’est la même émotion : la détresse. Sa Lili*, en survêtement rose fuchsia et chaussons usés, s’était assoupie dans le fauteuil de sa chambre, enroulée sur la poupée. A son réveil, comme à chaque fois, elle lui a présenté Thomas : «Chéri, je crois qu’il n’a pas encore été baptisé. Nous devrions le faire tu ne crois pas ?» Monsieur Lecœur ne sait toujours pas qui est ce Thomas. Il y a bien «le fiancé de la gamine de sa fille» qui porte le même prénom, mais impossible de savoir si c’est à lui que pense Lili. Toujours est-il que d’un point de vue extérieur, le poupon semble donner de vaillantes ressources à sa femme. Le matin même, Lili, réticente à la toilette, a finalement accepté de commencer sa journée après avoir eu des nouvelles du «nouveau-né». Monsieur Lecœur la sent renaître, pantois. «Vous la trouvez heureuse ? Oui, c’est vrai qu’elle paraît radieuse et sans souci. Mais vous pensez à moi ? Moi, de la voir comme ça, avec ce Thomas sans vie, ça me détruit.»
* Ces noms ont été modifiés.

Alzheimer : Près d’un million de patients

Selon l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), environ 900 000 personnes souffrent de la maladie d’Alzheimer en France. Compte tenu de l’augmentation de l’espérance de vie, elles devraient être 1,3 million en 2020. Hormis de rares cas d’Alzheimer «précoce» (moins de 2 % des patients ont moins de 65 ans), la maladie touche principalement les personnes âgées : entre 2 et 4 % des plus de 65 ans et jusqu’à 15 % des plus de 80 ans en sont atteints. En 2008, la fondation Médéric évoquait le nombre de 18 000 Ehpad disposant d’unités spécifiques Alzheimer, les «cantous».

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