Résonances. Les prothèses numériques vont-elles nous priver de moments de vague-à-l’âme ? Retour sur cette catégorie de la vie affective scrutée par les historiens des sensibilités.
LE MONDE IDEES | | Par Emmanuelle Loyer (Historienne)
A l’heure des campus numériques et des pratiques pédagogiques « innovantes » à tout-va, une plaisante enquête sociologique, diffusée auprès des enseignants d’une grande institution académique parisienne, est venue calmer les ardeurs technophiles de nos contemporains. Elle étudie les effets de l’usage de l’ordinateur dans la qualité de la prise de notes pendant les cours.
Il apparaît que les étudiants, atteints d’un « biais optimiste », croient pouvoir écouter, synthétiser et s’approprier le discours du professeur en même temps qu’ils poursuivent leurs petites affaires sur les réseaux sociaux. En réalité, leur travail en est négativement affecté. Celui des autres (les archaïques écrivant à la plume) aussi, également happés par les sortilèges de l’écran…
Acédie, spleen, embêtement
Anticipant ce résultat, certains téméraires ont interdit les prothèses informatiques en cours, rejoignant, sans le savoir, un mouvement plus général : « No Device ». La forêt d’écrans évanouie, comme par miracle, reviennent les visages et les paysages variés d’une attention nouvelle, soutenue ou intermittente, perplexe ou goguenarde et parfois même la face longue de l’ennui, celui que Charles Baudelaire, dans son « Adresse au lecteur », appelait le « monstre délicat ». Surgit alors l’impression de renouer avec une figure répertoriée de notre imaginaire républicain – le bâillement scolaire – mais aussi un état d’âme oublié.
Car la distraction vibrionnante que permet l’infinie navigation numérique apparaît comme le contraire de l’ennui – elle n’a pas son détachement désolé avec le monde –, à moins qu’elle n’en soit une nouvelle métamorphose ?
L’ennui est en effet un objet labile et pourtant profond, une catégorie de la vie affective qui, comme le montrent les historiens des sensibilités (avec notamment L’Ennui. Histoire d’un état d’âme : XIXe-XXe siècles, sous la direction de Sylvain Venayre, avec Pascale Goetschel, Christophe Granger, Nadine Richard, Publications de la Sorbonne, 2012), semble accompagner l’historicité des expériences humaines : l’acédie médiévale, le spleen romantique, l’« embêtement » fin XIXe ; l’ennui à l’école, l’ennui provincial, l’ennui conjugal, l’ennui à l’usine, l’ennui au bureau, l’ennui dans les banlieues ; l’ennui massif de la dépression, l’ennui léger, nuageux de l’enfant en mal d’escapades, l’ennui métaphysique de l’être humain sachant qu’il n’est que poussières, l’ennui historique diagnostiqué par Stendhal dans la France de la monarchie de Juillet – la disparition des passions, la gravité dans la vie intime – ou la « France [qui] s’ennuie » de Viansson-Ponté en mars 1968. De ce point de vue au moins, le mois de mai viendra mettre un peu d’animation !
« Mal du siècle »
Il y a le mauvais ennui, et aussi le bon ennui, valorisé dans notre tradition littéraire submergée par l’ennui, vague après vague : le « mal du siècle » est aussi le lieu où on croit puiser la matière du chef-d’œuvre, opposant aux déliés d’une morne existence les pleins d’une dense et puissante stylisation. C’est l’ennui de Baudelaire, incarné dans ses chats puissants et doux, ces « grands sphinx allongés au fond des solitudes/Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ».
L’ennui est esthétique ; il peut être aussi politique : une défection à l’injonction moderne de l’initiative, de l’énergie, du nouveau. Les historiens ont raison d’y saisir un affect d’autrefois, dans ses multiples déclinaisons, mais aussi un efficace truchement pour juger de la pluralité de nos rapports au monde, hier et aujourd’hui, et au temps qui passe, puisque l’ennui rend l’individu social à son temps singulier – comme cet étudiant rendu à ses chimères, loin, très loin des discours du professeur…
L’ennui semble chassé de notre présent puisqu’il est l’envers de l’intensité d’attention sollicitée par la vie d’aujourd’hui. Mais peut-être est-ce une ruse de l’Histoire et que, du désœuvrement, on est passé à la surabondance. Ne raffinons donc pas trop nos arts de nous désennuyer – et le numérique en est un tout-puissant. Peut-être faut-il tout simplement savoir s’ennuyer ? Vous dormez ?
Emmanuelle Loyer est professeure d’histoire contemporaine à Sciences Po Paris.
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