La vie associative et festive intense des étudiants donne lieu à de nombreuses dérives, souvent tues par peur d’être évincé du groupe ou de porter préjudice à l’image de l’établissement.
« Nous sommes tous des Harvey Weinstein. » Le titre de leur texte, publié début novembre 2017 dans un média associatif étudiant de l’école de management ESCP Europe, était provocateur à dessein. Deux étudiantes rebondissaient sur le tourbillon médiatique suscité par les accusations de harcèlement sexuel envers le producteur de cinéma américain pour interpeller leurs camarades : « Bien sûr, à l’école, nous ne violons pas et nous n’avons pas pour habitude de harceler. Mais le sexisme que nous affichons est plus insidieux, et de ce fait bien plus dangereux. Parce que personne ne le dénonce (…), personne ne le remarque. »
Le coup de gueule a beaucoup fait parler. Pas tant du côté de la direction, qui n’a d’ailleurs pas souhaité répondre aux questions du Monde, que des élèves. « C’était pour amener les étudiants à se regarder dans le miroir, commente aujourd’hui Amélie, l’une des deux rédactrices du texte. Mais aussi pour libérer la parole sur des comportements qui n’existent pas que dans les écoles de management, il faut le rappeler, mais qui y sont parfois exacerbés par la vie étudiante. Et dont on ne parle jamais. » Depuis, les remerciements et témoignages d’étudiantes confortant leur démarche se multiplient.
Recrutement associatif
Ce sexisme un peu plus qu’« ordinaire », Le Monde en a eu écho auprès d’étudiantes d’autres écoles de commerce, non sans mal, et presque toujours sous le sceau de l’anonymat ; la peur d’être évincée du groupe ou de porter préjudice à l’image de marque de l’institution est là. Le phénomène s’épanouirait surtout dans la vie associative étudiante, que les directions d’école promeuvent tant. Car elle crée et renforce le réseau professionnel futur des étudiants, leur apprend à avoir des responsabilités, etc.
Ainsi, dans une association étudiante de l’ESCP, les filles ne peuvent tout bonnement pas devenir présidente, « tradition » oblige, raconte l’étudiante de cette école prestigieuse :« Les étudiants qui recrutent nous disent qu’“il faut que ce soit un mec”, que “c’est comme ça”. Alors à force d’entendre cela, les filles ne se présentent même plus ».
Laure (tous les prénoms ont été modifiés), étudiante à l’Edhec, évoque, elle, une association ayant des quotas maximums de filles. Elle raconte aussi les « deux types d’entretien » que font passer certaines associations : l’un formel « sur son projet, sa motivation pour l’asso, etc. ». L’autre plus détendu, autour d’un verre, lors duquel « plein de filles ont déjà eu droit à des allusions sexuelles, des questions intimes. Des choses qu’on n’aurait jamais demandées à un garçon », remarque-t-elle.
Interrogée également, l’administration de l’Edhec n’a pas été en mesure de trouver un interlocuteur au Monde. Dans d’autres écoles, comme à l’Essec, « le physique des filles est un des critères d’admission au sein de certaines associations, une règle tacite admise par tous », décrit Carole, une étudiante diplômée en juillet 2017.
Culture « beauf »
Les soirées étudiantes et la communication qui les précède peuvent aussi donner lieu à des dérives « très phallocentrées », selon les mots d’une étudiante. « Avant l’école, on faisait la fête aussi. Et pourtant il n’y avait pas cette ambiance continue de sexisme kitch à la papa, avec des publicités des années 1980, des affiches de soirée avec des prostituées dessus », se souvient Léa, diplômée de l’Essec en 2017. Elle estime qu’il y a chez certains étudiants « une fascination pour tout ce qui est beauf », se souvient d’une soirée organisée « dont le nom était “Au bonheur des putes” ».
Lors des soirées de l’Essec, justement, un jeu traditionnel consiste à arrêter de servir de l’alcool jusqu’à ce qu’une étudiante accepte de retirer son soutien-gorge… Le tout sur fond de chansons grivoises et d’idéalisation de l’homme séducteur qui multiplie les conquêtes d’un soir. Son équivalent féminin étant, selon les étudiantes interrogées dans les différentes écoles, souvent assimilée à une « fille facile ». Et parfois présentée en tant que telle sur les réseaux sociaux, dans les journaux étudiants et les vidéos de soirée, à son détriment.
Conservatisme et sexualité récréative
Contrairement aux écoles d’ingénieurs qui comptent trois quarts d’hommes, les écoles de management françaises affichent pourtant une parité moyenne presque parfaite. Dès lors, chacun essaie de trouver des explications à la perpétuation de ces comportements sexistes. On trouve parmi les étudiants « une surreprésentation des classes aisées. Certains avec des valeurs conservatrices fortes, notamment sur la vision des femmes », analyse Carole, de l’Essec.
Il y a en effet dans ces écoles une proportion d’enfants issus de « CSP + » cinq fois supérieure à la moyenne nationale, rappelle François Kraus, spécialiste des questions de jeunesse et de sexualité à l’IFOP. « La sensibilisation à ces questions devrait donc être plus forte », selon lui. Or, après une difficile classe préparatoire, « l’arrivée à l’école peut se traduire par une explosion des comportements, un besoin de vivre une jeunesse que d’autres ont vécu plus tôt, et une injonction à la multiplication des partenaires sexuelles ». De plus, au sein des écoles de commerce, la valeur des individus se mesure parfois aussi à leurs capacités de séduction, « séduction d’un partenaire, comme d’un client plus tard », décrit le sondeur.
Pour lutter contre ces dérives sexistes qui passent souvent sous les radars des directions d’école, de rares initiatives ont émergé ces dernières années
Réagir et « dire les choses »
Pour lutter contre ces dérives sexistes qui passent souvent sous les radars des directions d’école, qui se gardent bien d’intervenir dans la vie associative de leurs ouailles, de rares initiatives ont émergé ces dernières années. A l’image du collectif Réagir, mis en place par une vingtaine d’étudiantes en 2016 à Grenoble Ecole de management (GEM). Soutenu par la chaire Femmes et renouveau économique (FERE) de l’école, son « objectif est de sensibiliser les étudiants aux inégalités et aux discriminations liées au sexe », explique Flora G., l’une des cofondatrices du collectif, tout juste diplômée.
L’idée est « qu’il y ait un interlocuteur pour les étudiantes confrontées à du sexisme ou à du harcèlement, pour les conseiller et leur expliquer comment elles peuvent réagir ». Mais aussi de « dire les choses, de pointer du doigt les comportements, la petite phrase ou l’affiche sexiste, pour faire prendre conscience de son existence ». Sur les réseaux sociaux, une mystérieuse superwoman masquée du nom de Colette, création du collectif, prend régulièrement la parole pour dénoncer tel ou tel propos sexiste.
Ailleurs, les écoles de commerce, très peu disertes lorsqu’il est question de sexisme, abordent avant tout, dans la scolarité, la question des discriminations liées au sexe à travers le prisme des inégalités salariales dans l’entreprise.
Mais la situation serait-elle en train d’évoluer ? Dans le sillage de l’affaire Weinstein et de #balancetonporc, « il y a eu chez nous une libération de la parole, raconte Viviane de Beaufort, professeure et référente égalité hommes-femmes à l’Essec. Une dizaine d’étudiantes sont venues nous voir pour se plaindre de propos ou comportement douteux, de blagues débiles sexistes de leurs camarades, etc. ».
L’école a donc mis en place en janvier ce qu’elle définit comme un « plan d’attaque » contre le sexisme. Celui-ci prévoit la désignation dans chaque programme d’études d’un référent à même d’inciter les étudiantes concernées à parler, à recevoir anonymement leurs témoignages et les conseiller. Dans le cadre de ce plan, les personnels de la logistique sont par ailleurs « invités à retirer et à signaler immédiatement les affiches étudiantes à caractère graveleux ». Enfin, une sensibilisation aux problématiques de sexisme et de harcèlement aura lieu en mai à l’occasion de la « semaine de l’humain », organisée au sein de l’école.
Il faudra au moins ça pour endiguer un sexisme qui, selon une majorité des personnes interrogées, constitue en partie le terreau des inégalités et des comportements qu’on retrouve ensuite dans les entreprises que ces futurs manageurs seront amenés à diriger.
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