Le spectacle de Selman Reda, joué début février dans un collège marseillais, remonte aux prémices du livre sacré.
LE MONDE | | Par Gilles Rof (Marseille, correspondance)
Sa voix chaude et ses mains sont celles d’un conteur, enrobant d’arabesques des phrases distillées avec lenteur et poésie. Mais le spectacle de Selman Reda n’a rien d’une fable. Ne laisse personne te voler les mots, monologue très personnel que l’acteur marseillais a écrit et déjà joué plus d’une vingtaine de fois depuis décembre 2017 dans les théâtres, collèges et lycées de sa région, brasse des thèmes contemporains, sensibles et inflammables. L’interprétation du Coran, les dérives qu’elle engendre et, mais aussi, en toile de fond, la façon dont on peut vivre l’islam dans une France laïque et républicaine, profondément traumatisée par les attentats terroristes. Selman Reda a 40 ans. Il est né dans le Rif marocain mais vit en France depuis ses 4 ans. Silhouette svelte, tête rasée et sourire pacifique, il a basculé tardivement dans le théâtre.
Lucile Pleven, professeure de français : « La question de l’islam est au cœur des préoccupations »
Ce lundi de février, il se présente devant les élèves de deux classes de 3e du collège Louis-Pasteur de Marseille (9e). L’établissement, situé dans l’est de la ville, n’est pas classé en réseau d’éducation prioritaire mais il accueille depuis quelques années des élèves des quartiers nord. « Leurs parents sont en quête d’un havre de paix », glisse Lucile Pleven, professeure de français qui a organisé la venue du spectacle. Dans ses classes, où musulmans et non-musulmans se côtoient, l’enseignante juge que « la question de l’islam est au cœur des préoccupations ».
Derrière leur doux débit, les mots de Selman Reda en imposent. Debout sur une grande table, l’acteur joue son propre père, le jour où il l’a chassé de chez lui. « Tu ne veux pas être un bon musulman, tu n’es plus mon fils », lance cet homme « tombé en religion ». Selman Reda n’a alors que 16 ans et s’interroge : « Quel dieu peut demander à un père de mettre son fils à la rue ? » Face aux élèves, il raconte comment cet ouvrier marocain venu travailler dans les vignes du sud de la France lui a soudain imposé une pratique rigide et a réduit sa liberté. « Il me disait : “Tu n’as pas à savoir ni comment ni pourquoi. Tu dois suivre les règles de l’islam.” Sa foi a été débordée par les mauvaises personnes », se rappelle-t-il, évoquant un père capable de le battre quand il prenait son verre de la main gauche, celle du diable, « le sheitan », ou de lui interdire la musique et les amitiés avec des non-musulmans.
Approche pédagogique
« L’important est de faire comprendre aux élèves qu’on peut pratiquer la religion comme on l’entend », insiste-t-il. « L’autobiographie de Selman percute les adolescents. Il parle à des gamins de 16 ans de ce qui lui est arrivé à leur âge. L’identification est immédiate, qu’ils soient musulmans ou pas », souligne Michel André, fondateur du Théâtre La Cité de Marseille et metteur en scène du spectacle. Si l’histoire personnelle de l’acteur nourrit l’écriture de ce solo cathartique, sa rencontre avec l’islamologue Rachid Benzine en 2015 sert, elle, de déclencheur. En lui expliquant que le Coran était un texte vieux de quinze siècles, transcription d’un message d’abord oral, élaboré dans un contexte spécifique qu’il fallait appréhender pour mieux le comprendre, le chercheur a offert des réponses à Selman Reda.
Des réponses que l’acteur partage en intégrant à son spectacle des vidéos de leurs conversations et en l’accompagnant d’un livret pédagogique. « Après les attentats, j’ai ressenti une responsabilité personnelle à l’égard de ma communauté, reprend Selman Reda. Un besoin de m’adresser à un public jeune. Je ne voulais pas trop faire théâtre, mais garder un aspect documenté, didactique. » Face aux élèves, l’acteur joue pourtant, transforme la scène en désert, évoque les tribus de l’époque du prophète Mahomet, la quête de l’eau, les règles des razzias. « La violence du Coran n’est pas musulmane, c’est une violence tribale de la péninsule Arabique du VIe siècle », définit-il.
Selman Reda, acteur : « Le Coran est opaque pour nous, mais pour les gens de l’époque, il était très clair »
Un à un, il décortique les mots qui envahissent notre quotidien, revient sur leur étymologie et désamorce leur teneur négative : « Le Coran est opaque pour nous, mais pour les gens de l’époque, il était très clair. » Il manie parfaitement l’arabe. Kafir, habituellement traduit par « infidèle »,devient « celui qui ne croit pas aux signes » ou « celui qui recouvre les graines, l’agriculteur ». La charia, « le chemin qui mène à la source ». Quant à la sourate de l’épée, cet extrait du Coran souvent utilisé par l’organisation Etat islamique (EI) pour justifier ses atrocités, Selman Reda, livre en main, en fait une lecture expliquée qui laisse les adolescents bouche bée : « Cette édition libanaise dit : “Tuez les associateurs… Si ensuite, ils se repentent, laissez-leur la voie libre…” Rien ne vous choque ? Comment peut-on laisser libre quelqu’un qu’on a tué ? »
Souligné, le paradoxe d’une traduction erronée devient évident. Pendant le débat, il répond posément aux élèves, assume sa foi en Dieu, précise qu’il n’est « pas là pour dire ce qu’il faut croire ou pas ». « Nous n’avons pas eu pour l’instant de réactions négatives. Un élève, un jour, m’a juste demandé si j’avais acheté mon Coran chez Lidl… », reconnaît-il. « J’ai plus confiance en lui pour parler du Coran qu’en une personne qui n’est pas musulmane. J’ai écouté et j’ai appris », glisse Ambre, 14 ans, qui, comme ses copines Chirine et Yasmine, fréquente régulièrement une mosquée. Plus tôt, la même, qui affirmait qu’elle « serai[t] mieux dans un pays musulman pour pratiquer [sa] religion », s’est vu gentiment recadrer par l’acteur : « Quelle liberté de plus aurais-tu qu’ici ? » A haute voix, Lucile Pleven, l’enseignante à l’origine de la rencontre, interroge : « Plutôt que réformer l’islam de France, ne vaudrait-il pas mieux montrer votre spectacle dans tous les collèges du pays ? »
Ne laisse personne te voler les mots, de et avec Selman Reda, du 4 au 6 avril au Théâtre Joliette, Marseille.
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