Dans une tribune au « Monde », le philosophe Yves Charles Zarka estime que les thèses de Stanislas Dehaene, président du nouveau conseil scientifique de l’éducation nationale, sur la science de la conscience, sont fausses et dangereuses.
LE MONDE | | Par Yves Charles Zarka (philosophe, professeur à l’Université Paris Descartes – Sorbonne. Il dirige la revue Cités (PUF) dont le numéro 60 portait sur ...
[ Le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a porté en début d’année sur les fonts baptismaux un nouvel organisme : le conseil scientifique de l’éducation nationale, dont il a confié la présidence à Stanislas Dehaene, professeur de psychologie cognitive au Collège de France. Objectif de ce scientifique : « Tenter de dégager des facteurs qui ont prouvé leur effet bénéfique sur l’apprentissage des enfants ». Même si les chercheurs en sciences cognitives n’occupent que six des vingt et un sièges dudit conseil, cette nouvelle orientation du ministère de l’éducation nationale suscite de vives polémiques. Tant les syndicats que des chercheurs renommés craignent que les sciences cognitives prennent le pas sur les sciences de l’éducation. Pour eux, enseigner est un art et non une science. De plus, les sciences cognitives sous-estimeraient l’influence de l’environnement social de l’élève dans ses performances. Au contraire, les partisans des neurosciences affirment que leurs thèses sont trop souvent caricaturées et qu’ils sont tout à fait conscients de cette influence.]
Tribune. La création par le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, d’un conseil scientifique de l’éducation nationale et la nomination, très médiatisée, pour le présider, de Stanislas Dehaene, professeur de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France, sont certainement pleines de bonnes intentions.
Je voudrais examiner deux thèses de Stanislas Dehaene, reprises dans un article du Monde du 10 janvier. La première consiste à affirmer qu’« enseigner est une science » ; la seconde que la démarche des neurosciences cognitives serait orientée par « l’idée d’agir pour l’éducation des jeunes, indépendamment de toute idéologie ».
La première est d’une prétention aussi exorbitante que fausse. Enseigner n’est pas une science, mais un art. Un art qui exige un sens des relations, de l’usage de la parole, mais aussi un goût d’enseigner, de l’expérience, de la motivation, du savoir et beaucoup d’autres choses qui n’ont rien à voir avec l’expérience en laboratoire.
La seconde thèse me paraît beaucoup plus pernicieuse parce qu’elle semble s’imposer à beaucoup comme un trait spécifique des recherches en neurologie cognitive. Pour montrer la présence d’une idéologie implicite (et même explicite) aux positions de Stanislas Dehaene, référons-nous à l’un de ses derniers ouvrages, Le Code de la conscience (éd. Odile Jacob, 2014).
On peut lire dès les premières pages du livre qu’« au cours des vingt dernières années, les chercheurs en sciences cognitives, en neurologie et en imagerie cérébrale ont combiné leurs efforts afin d’attaquer de front le problème de la conscience. Très vite, celui-ci a perdu son arrière-goût idéologique et spéculatif pour devenir une question expérimentale. Dans les chapitres qui suivent, nous allons examiner en détail la stratégie qui a permis de transformer un mystère philosophique en un simple phénomène de laboratoire ».
Toute la question est de savoir si l’on peut traiter la conscience comme une souris que l’on « manipule » à son gré
Le projet de sortir de l’idéologie est donc affirmé. Pour souligner la transformation radicale que la nouvelle approche accomplit sur le problème de la conscience, Dehaene ajoute : « La montagne philosophique que nous nous faisons du caractère ineffable de l’expérience subjective accouchera d’une souris… de laboratoire. » Cette dernière affirmation est une révélation doublement paradoxale.
D’abord, parce que l’expérience subjective est sans doute l’ineffable dont on a parlé le plus dans toute l’histoire de la pensée en général, et bien sûr dans celle de la littérature. Ensuite, parce que la position même de Dehaene dit sans doute quelque chose touchant la prétendue science expérimentale de la conscience : entre-t-il et sort-il autre chose du laboratoire que des souris ?
Toute la question est de savoir si l’on peut traiter la conscience comme une souris que l’on « manipule » à son gré. L’expression est de Dehaene lui-même : « Les sciences cognitives des vingt dernières années ont découvert une étonnante panoplie de moyens de “manipuler” la conscience à volonté » (souligné par moi).
Ôter tout caractère philosophique à la question de la conscience
La démarche consiste donc à ôter tout caractère philosophique à la question de la conscience et à en faire une « simple question d’ingéniosité expérimentale ». Le passage à la science de la conscience consisterait à faire de la conscience un phénomène mesurable : « Ainsi la psychologie expérimentale doit-elle concevoir de nouvelles manières de mesurer l’introspection aussi précisément que possible. »
Quels sont les objectifs de cette science mesurable de la conscience ? Dehaene les décrit :
Premièrement, concevoir des technologies nouvelles qui dupliquent la puissance de calcul de l’esprit humain. Deuxièmement, faciliter les décisions éthiques par les signatures objectives de la conscience. Troisièmement, concevoir un ordinateur conscient, c’est-à-dire « dupliquer la conscience dans des puces électroniques dont l’architecture imite l’opération des neurones, voire le sentiment du libre arbitre ».
Donc, d’un côté, on prétend résoudre les questions existentielles et éthiques en termes physico-chimico-biologiques ; de l’autre, on ouvre l’horizon d’une artificialisation intégrale de l’humain.
Une manipulation indéfinie du soi par d’autres
A travers cette démarche, il s’agit de « donner un sens nouveau à la célèbre devise grecque “Connais-toi toi-même” ». Mais cette devise n’aura évidemment plus le sens qu’elle avait pour Socrate. Il ne s’agira plus d’accéder à la vérité de soi par une transformation de soi dans son rapport au savoir et à la vérité, mais d’ouvrir la possibilité d’une manipulation indéfinie du soi par d’autres, conformément au principe de cette science objective, mesurable et manipulable de la conscience.
Dehaene répète cet objectif et le lie à l’idée d’une science de la conscience : « En résumé, trois ingrédients suffisent à amener la conscience à la portée de la science : la concentration des recherches sur l’accès à la conscience ; la panoplie d’illusions qui permettent de “manipuler” la conscience à volonté ; et le fait de traiter les phénomènes subjectifs comme d’authentiques données scientifiques. »
Enseigner est un art qui exige un sens des relations, de l’usage de la parole, mais aussi un goût d’enseigner, de la motivation, du savoir et beaucoup d’autres choses qui n’ont rien à voir avec l’expérience en laboratoire
La description qui est faite du phénomène de la conscience dans le cadre de cette psychologie expérimentale relève d’une phénoménologie approximative et incertaine qui se donnerait pour objet paradoxal de transformer en objet observable la condition même de toute observation.
Cela est confirmé dans les pages que Dehaene consacre à ce qu’il appelle « la méthode contrastive » : « Le second ingrédient qui rend possible une science de la conscience est l’existence d’une panoplie de manipulations expérimentales du contenu de la conscience. »
La manipulation est bien le concept central de cette science expérimentale de la conscience. Elle est le principe qui guide l’introduction de la conscience dans le laboratoire. Mais la question principale consiste à savoir ce qui de la conscience est ainsi manipulé.
Idéologie scientiste
Certes, il est toujours possible de provoquer des états de conscience par excitation cérébrale. Mais ce qui fait la conscience comme telle, l’autoréflexion qui la structure de manière immanente échappe à ce genre d’expérience de laboratoire. Elle ne tombe pas sous la main, ni sous aucun appareil si compliqué qu’il soit. Loin d’entrer dans le laboratoire pour accéder à sa vérité, la conscience lui a toujours échappé.
On ne saurait dire que cette neurologie cognitive est sans idéologie. Elle relève d’une idéologie scientiste qui recycle, sans doute sans le savoir, sous des expériences nouvelles de vieilles lunes conceptuelles qui ne nous ont pas laissé de très bons souvenirs. Reste à en voir les conséquences en matière de pédagogie.
Yves Charles Zarka dirige la revue « Cités » (PUF), dont le numéro 60 portait sur le thème « Que pensent et que veulent les neurosciences cognitives ? » (2015). Il est l’auteur d’un livre à paraître en mars, « Les révolutions du XXIe siècle » (PUF).
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