Cinéaste de génie, fasciné par le monde du cirque et les phénomènes de foire, une rétrospective à la Cinémathèque revient sur une œuvre ancrée dans le théâtre cruel de la vie.
«La Monstrueuse parade» de Tod Browning (1932). Photo Warner bros Picture
Comme le corps de ses personnages souvent amputés, infirmes, déviants, l’œuvre de Tod Browning (1880 -1962) occupe au sein de l’industrie hollywoodienne la place singulière que lui confère son inquiétante étrangeté, à la fois fleuron du cinéma fantastique, auquel il offrit avec son Dracula (1931) le tout premier succès de ce genre naissant à l’ère du parlant, et bouquet marginal de mélodrames retors et dérangeants, absolument inassignables à quelque courant que ce soit. Des objets filmiques bizarres, eux-mêmes mutilés, censurés et parfois invisibles, c’est dire l’importance de cette précieuse rétrospective à la Cinémathèque, qui ne ressuscite certes pas la vingtaine de films perdus à jamais - à l’impossible nul n’est tenu - mais donne à voir presque tous les autres, de l’âge d’or des années 20, porté par sa collaboration miraculeuse avec le génial Lon Chaney, l’acteur aux mille visages et au corps protéiforme, jusqu’à la chute des années 30, décennie malade émaillée d’une œuvre immense, terrifiante, aberrante, tellement honnie en son temps qu’elle allait coûter à Browning sa carrière, malgré le soutien sans faille d’Irving Thalberg, son producteur à la MGM : Freaks (la Monstrueuse Parade, 1932).
Quatre films à peine lui succéderont jusqu’à son dernier opus, Miracles à vendre en 1939, enterrant prématurément le cinéaste, oublié, reclus, vingt ans avant son réel trépas. Mort, ainsi, juste avant la renaissance de sa Monstrueuse Parade, devenue, dans les années 60, l’oriflamme fascinante de la contre-culture, le cri de ralliement de la marge, des minorités et des laissés-pour-compte d’une Amérique obsédée par sa propre puissance.
Saltimbanques.
Mais nul angélisme dans le regard de Tod Browning. Son cinéma s’enracine plutôt dans un théâtre de la cruauté et dans l’univers forain des sideshows, ces baraques jouxtant les chapiteaux où étaient exhibées toutes sortes de phénomènes de foire : géants musculeux, femmes à barbe, nains, microcéphales, lilliputiens, hommes-troncs, et autres culs-de-jatte. Selon la légende, Browning avait quitté ses parents à l’adolescence pour suivre un cirque itinérant, rallier la troupe de ces saltimbanques qui le fascinaient tant, en devenant lui-même bonimenteur, clown et contorsionniste allant, dans une de ses performances, jusqu’à s’enfouir six pieds sous terre pendant plusieurs jours.
C’est dans ces expériences nomades qu’il puisera quand, plus tard, il viendra au cinéma tout d’abord comme acteur, chez David W. Griffith, puis comme scénariste, réalisateur et producteur. Signant le texte d’une comédie enlevée avec Douglas Fairbanks dans le rôle d’un détective accro à la poudre (le Mystère du poisson gonflable, 1915) et dont le succès lui ouvrit quelques portes, Browning ne tarde pas à passer derrière la caméra, ressassant de façon obsessionnelle un monde où le spectacle et la vie se confondent, un univers de pulsions et de vengeances, de simulacres et de faux- semblants, peuplé de marginaux, de criminels, d’handicapés, de corps dénaturés, brisés, amputés, difformes… Avant même Freaks, qui allait pour la première fois porter un regard réaliste sur de vrais «monstres» de foire, et formerait la quintessence de son cinéma, c’est à travers son acteur fétiche Lon Chaney, et son extraordinaire capacité à se travestir, à changer d’identité, à soumettre son corps aux contorsions et dislocations les plus extravagantes, qu’il va explorer toutes les facettes de cette humanité dégénérée, mais d’autant plus humaine, trop humaine.
Malabar.
Dans la dizaine de films qu’ils tourneront ensemble, l’acteur se fait le plus souvent le moteur et le réceptacle d’une métamorphose, corps mutant, simulant l’infirmité physique pour révéler la duplicité des identités et la dualité des forces morales antagonistes qui s’affrontent en lui-même. En l’occurrence dans l’Oiseau noir (1926), il incarne un voyou endossant à l’occasion les oripeaux d’un évêque paralytique, et dans l’Inconnu(1927), mélo bouleversant, Chaney tient le rôle d’un malfrat en cavale, planqué dans un cirque, où il se fait passer pour un manchot lanceur de couteaux qui, par amour pour sa jolie partenaire, terrifiée par les mains trop baladeuses des hommes, décide de se faire amputer des bras pour de bon, avant de découvrir que la belle, ayant vaincu sa phobie des étreintes, s’apprête à épouser un Malabar tout en biceps. Sublime cruauté du sort faisant écho au sacrifice et au masochisme amoureux - motifs qui traversent la plupart de leurs collaborations. Dans A l’ouest de Zanzibar (1928) enfin, l’acteur, campant le rôle d’un magicien trahi ayant perdu l’usage de ses jambes, expérimente une autre forme du corps-monstre dans les liens poreux qu’il entretient avec l’animalité, à travers une gestuelle malaisante, membres inertes traînant sur le sol et évoquant la reptation répugnante d’un ver.
Le corps dans tous ses états, miniaturisé (les Poupées du diable), abolissant la frontière qui sépare animalité et humanité, normalité et monstruosité, pour mieux tendre un miroir aux turpitudes et aux faiblesses humaines (Freaks),mais aussi enveloppe spectrale glissant presque statique dans la nuit gothique (Dracula, la Marque du vampire)… Le cinéma de Browning n’aura eu de cesse en somme d’interroger, à l’égal de Spinoza, les limites du corps, et à travers elles, celles de l’image, redécoupant l’espace, réinventant la notion même de plan, en confrontant la représentation du monstre à ce qui ne peut, à l’image, qu’en excéder le cadre.
Rétrospective Tod Browning à la Cinémathèque française (75012), du 14 février au 4 mars.
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