Dans « “Je”. Une traversée des identités », la philosophe et psychanalyste plaide pour le moi comme secret et comme liberté.
LE MONDE | | Par Florent Georgesco
« Je ». Une traversée des identités, de Clotilde Leguil, PUF, 240 p.
J’existe, c’est une chose entendue. Mais qui suis-je ? Ou plutôt : quel est ce « je » que je suis ? Ou encore : suffit-il d’exister pour être « je » ? Les ennuis viennent vite quand on se mêle d’en savoir un peu plus sur soi-même. Surtout « en ce moment singulier, qui est celui d’un changement de monde » où, comme l’avance la philosophe et psychanalyste Clotilde Leguil dans « Je ». Une traversée des identités, stimulante tentative de mise au point, le goût de soi-même, l’acceptation et le développement de ce qui rend ce « je » unique, deviennent des valeurs fantômes, dont on ne comprend même plus ce qu’elles recouvraient au juste.
Son livre est une enquête sur cette disparition. Il répond aux questions classiques dans ce type d’affaires : où, quand, comment ? Mais une autre s’ajoute, plus inhabituelle : le disparu n’est-il pas, en fait, toujours parmi nous ? Il semble même se multiplier, s’infiltrer partout, se revendiquer en permanence, « je » tonitruant des réseaux sociaux, des selfies, des demandes de reconnaissance. C’est le point où Clotilde Leguil apporte la preuve la plus manifeste de l’intérêt de sa démarche, qui consiste à mêler polémique et analyse en se servant de l’un pour approfondir l’autre à chaque étape.
Elle montre ainsi que les formes saillantes de l’expression contemporaine du moi et du « narcissisme de masse » piègent chacun dans le « mirage » du « moi comme image de soi », où il s’agit de se soumettre à une norme transmise de proche en proche et de faire valoir son appartenance au groupe, de construire son identité en fonction de sa capacité à s’emboîter dans l’identité des autres. Ce faisant, elle propose, dans un style vigoureux qui rend la lecture de son essai particulièrement vivante, une forme de théorie par opposition dont ressort un moi dégagé de toute assignation identitaire, c’est-à-dire une image plus exacte de ce « je » que je suis, de ce que c’est d’être « je ».
A savoir, une énigme. Et de plus une énigme qu’il ne faut pas chercher à résoudre, parce qu’elle est inépuisable, ce qui n’empêche évidemment pas de partir à la recherche de ce qu’elle recouvre – chemin incertain qui, dans l’approche ici défendue, caractérise la psychanalyse. Une autre réussite du livre est qu’il se tient avec constance sur cette ligne de crête. Quand on sait d’avance que ce que l’on cherche ne peut être trouvé, chercher devient un moyen d’échapper, de fuir ; il ne s’agit plus d’arriver au but, il n’y en a pas, sinon comme « secret », mais, attiré par lui comme par un pôle magnétique, d’aller le plus loin possible au-devant.
La liberté de n’être rien
Ce que l’on trouve alors, c’est quelque chose de plus intime à soi-même que ne le serait un secret fantasmatiquement levé : c’est le « je » de « notre histoire en tant qu’elle nous échappe », de « notre désir en tant que nous le méconnaissons ». Se confondre avec l’image que les autres nous renvoient, c’est-à-dire avec le « nous » ou, sur un autre plan de l’analyse polémique, avec le « il » de la « quantification » scientifique du monde, qui fait disparaître la singularité dans la quête d’un dépassement lui aussi fantasmatique de l’imperfection humaine : notre monde multiplie les stratégies d’évitement du secret de soi-même. En regard, Clotilde Leguil fait apparaître ce qui constitue une liberté vitale, sans doute la plus fondamentale, et la plus en danger : la liberté de n’être rien – rien de défini, rien de définitif –, et partant, de pouvoir jouer avec tout. Elle cite Jacques Lacan : « Il n’y a d’éveil que particulier. »
On pourrait d’ailleurs lui reprocher de citer Lacan à l’excès, et pour des fulgurances moindres. Plus précisément, de ne pas sortir de la référence lacanienne autant que ses propres concepts le permettraient. Le chapitre qu’elle consacre à « l’identité totale » des systèmes totalitaires ouvre des voies qu’elle rétrécit un peu vite. Il y aurait eu des pistes sociologiques ou politiques à explorer encore, notamment autour de la pertinence de la réflexion antitotalitaire dans la défense du « je », même une fois les systèmes totalitaires effondrés – intuition qu’elle frôle. Tel est le sort de ces livres bouillonnants, saturés de pensées vives et fécondes : on finit par retourner contre eux leur propre puissance théorique. Le tout est de se souvenir qu’on n’aurait pas imaginé sans eux les pistes qu’ils n’ont pas explorées, et que ces réserves sont encore des éloges.
EXTRAIT
« Entre inflation narcissique et repli communautaire, le “je” est comme piégé. Le paradoxe de notre époque s’énonce par conséquent ainsi : nous vivons à l’heure du culte du moi mais aussi du déni radical du “je”. Jamais l’image et la promotion de soi n’ont été, via Internet, aussi centrales dans l’existence de chacun. En même temps, ce culte du moi participe d’une haine du “je” et d’une disparition de soi. (…) Comme si le stade du miroir électronique venait à la place où il y a du “je”, à la place où il y a du manque, à la place où il y a du désir. (…) Au règne du moi déboussolé de la mondialisation, il reste le “nous” qui permet de se situer en identifiant des communautés d’appartenance qui nous confèrent une identité certaine dans un monde incertain. » Page 28
Signalons, de la même auteure, la parution en poche de L’Etre et le Genre. Homme/Femme après Lacan, PUF, « Quadrige », 240 p.
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