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jeudi 8 février 2018

Enseigner n’est pas une science

Par Roland GOIGOUX — 
L'examen d'IRM dure 45 minutes, avec une pause au milieu pour que l'enfant puisse se dégourdir les jambes.
L'examen d'IRM dure 45 minutes, avec une pause au milieu pour que l'enfant puisse se dégourdir les jambes. 
Photo Christophe Halais pour Libération


Ce ne sont pas les neurosciences elles-mêmes qui posent problème, mais la tentation autoritaire dans la prescription du travail enseignant.

Dès le 25 novembre, au lendemain de la nomination de Stanislas Dehaene, figure des neurosciences en France, à la tête du Conseil scientifique de l’Education nationale (CSEN) par Jean-Michel Blanquer, le syndicat majoritaire des enseignants du premier degré, le SNUIPP - FSU, lançait un appel : «L’école de la réussite de tous et de la formation des citoyens a besoin de toute la recherche.» La tension est réelle. Pourtant, ceux qui contestent la légitimité du CSEN ne remettent pas en cause l’importance des sciences cognitives. La crainte est celle d’une domination sans partage sur tout un pan de la recherche. De leur côté, les membres du CSEN eux-mêmes, lors d’une conférence organisée jeudi au Collège de France, ont relativisé la portée des sciences expérimentales en expliquant qu’il était presque impossible de retrouver les résultats obtenus en laboratoire au sein d’une vraie classe. Nous avons demandé à Franck Ramus, professeur de psychologie et membre du CSEN, et à Roland Goigoux, professeur en sciences de l’éducation, de nous éclairer sur les enjeux qui sous-tendent la création de cette nouvelle instance.

Enseigner n’est pas une science. C’est une pratique sociale, l’exercice d’un métier fondé sur une relation humaine entre des élèves et des professeurs qui transmettent des connaissances et des valeurs.Cette pratique est en constante évolution sous de multiples influences : les programmes, les manuels, les caractéristiques des publics d’élèves, les contextes d’exercice, la formation… Pour l’influencer positivement, autrement dit pour améliorer l’enseignement, il faut tenir compte de toutes ces dimensions. C’est probablement ce que le Conseil scientifique de l’Education nationale (CSEN) aura du mal à faire en raison de sa composition.
L’enseignement a une histoire et s’inscrit dans un contexte. L’exercice du métier de professeur repose sur des savoirs, des savoir-faire et des outils mais aussi sur des systèmes de valeurs, des croyances, des us et coutumes qu’on ne peut ignorer si on veut le transformer. Autant prévenir le cabinet du ministre : il est inutile de tenter d’imposer une technique qui aurait fait ses preuves dans un contexte expérimental, cela ne marche pas. Les études internationales sont unanimes : il n’y a pas d’amélioration sans implication des acteurs, sans construction avec eux des solutions aux problèmes qu’ils rencontrent. Pour cela, les professeurs ont besoin de maîtriser les contenus disciplinaires, mais ils doivent aussi connaître les processus d’apprentissage et les stratégies d’enseignement efficaces. La recherche apporte des éclairages nouveaux sur ces deux activités, et ce serait une erreur de survaloriser la première, apprendre, au détriment de la seconde, enseigner.
La formation professionnelle constitue un levier pour améliorer la qualité de l’enseignement. Elle apporte des connaissances actualisées, des techniques pour agir et de nouveaux instruments intellectuels pour comprendre les réalités linguistiques, cognitives et sociales auxquelles les enseignants sont confrontés. Pour notre part, à l’Espé (Ecole supérieure du professorat et de l’éducation), nous transmettons les connaissances produites dans trois sphères scientifiques : 1) les neurosciences (qui étudient le niveau cérébral) ; 2) les sciences du comportement (la psychologie cognitive, la psychologie sociale et du développement ou la sociologie) et 3) les sciences de l’intervention (dont la didactique et les sciences de l’éducation). Parmi tous les savoirs aujourd’hui disponibles, nous retenons ceux que les maîtres n’ont pas le droit d’ignorer en examinant la compatibilité des trois ensembles de résultats et leurs domaines de validité car ils sont parfois abusivement généralisés ou trop hâtivement transposés en prescriptions. Nous nous efforçons aussi à développer l’esprit critique des étudiants et, avec l’aide des neuroscientifiques, à réfuter les neuromythes. On accole trop souvent le préfixe «neuro» à de vieilles lunes pour les rendre plus modernes ou plus crédibles. Gare aux fake news pédagogiques !
Nous apprenons aux enseignants à ne pas confondre neurosciences et sciences du comportement même si le dialogue entre ces deux disciplines est intense au sein des sciences cognitives : mieux on comprend le niveau comportemental, plus il est facile d’investiguer ses bases neuronales (et réciproquement). Les professeurs découvrent que, pour l’essentiel, les neurosciences valident les modèles élaborés par la psychologie cognitive au cours des trente dernières années dans des domaines transversaux, comme la mémoire, le raisonnement ou la métacognition, et dans des domaines spécifiques, comme la lecture ou le calcul. Nombre de ces connaissances ont déjà été intégrées aux démarches pédagogiques, d’autres sont en passe de l’être grâce au regain d’intérêt pour les sciences cognitives. Nous nous en réjouissons. Il est probable que, dans le futur, les neurosciences ouvriront des voies nouvelles, mais nous devons admettre qu’à l’heure actuelle, elles n’ont pas apporté aux enseignants grand-chose de plus que ce que les autres sciences cognitives avaient déjà mis au jour. Les «quatre piliers de l’apprentissage», définis par Stanislas Dehaene, confortent plus qu’ils ne bouleversent les conceptions des enseignants. Ceux-ci savaient déjà que les élèves apprennent mieux s’ils sont engagés dans les tâches scolaires, s’ils savent réguler leur attention, s’ils bénéficient de feedbackspositifs et s’ils peuvent consolider leurs acquis à travers des tâches de mémorisation bien conçues. Bref, l’imagerie neuronale permet de valider et d’expliquer les fondements scientifiques de leurs savoirs d’expérience. Si l’action pédagogique n’est pas une application de la psychologie expérimentale, elle ne doit pas en ignorer les principaux résultats, a fortiori les contredire lorsqu’ils sont solidement établis.
Ce ne sont donc pas les neurosciences et encore moins les sciences cognitives qui nous inquiètent. Ce sont les modalités de gouvernance du système scolaire qu’elles pourraient servir à cautionner. Une tentation hégémonique et une tentation autoritaire affleurent. Le ministère semble valoriser un seul type de recherches, celles qui testent la supériorité d’une méthode pédagogique par rapport à une autre en comparant un groupe expérimental à un groupe témoin. Ce paradigme expérimental pourrait drainer tous les financements publics et devenir, pour la recherche en éducation, une norme scientifique au détriment des approches qualitatives de type clinique ou monographique et au détriment des approches quantitatives écologiques, celles qui évaluent l’effet des pratiques pédagogiques sans les manipuler expérimentalement. Dans un domaine où les opinions jouent un grand rôle et où les acteurs de la recherche se muent souvent en prescripteurs, la quête de données probantes est indispensable mais l’expérimentation n’est pas la seule voie possible : on peut aussi étudier la diversité des pratiques d’enseignement et apprendre de la variété ainsi décrite.
La tentation autoritaire pointe son nez dans la prescription du travail enseignant, par exemple pour l’apprentissage initial de la lecture. Sous couvert de neurosciences, le ministère envisage d’imposer un manuel basé sur une approche exclusivement syllabique. Or, les neurosciences n’ont pas établi la supériorité de ces méthodes, elles n’ont même jamais essayé de le faire. Les deux seules études scientifiques publiées en France à ce sujet ne l’ont pas démontrée non plus. Le consensus scientifique porte sur la nécessité d’un enseignement explicite des correspondances entre lettres et sons (b.a.-ba) dispensé dès le début du cours préparatoire. Mais cet enseignement, présent dans presque toutes les classes françaises, n’est pas l’apanage des manuels que le ministère recommande. Espérons que le CSEN saura contenir les velléités ministérielles et qu’il aura à ce sujet la même prudence que son président, dans son livre Apprendre à lire : «La connaissance du cerveau ne permet pas de prescrire une unique méthode de lecture. Au contraire, la science de la lecture est compatible avec une grande liberté pédagogique, des styles très variés d’enseignement et de nombreux exercices qui laissent le champ libre à l’imagination de l’enseignant et des enfants.» 

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