Ian Bone, 70 ans, menace de pénétrer dans les gratte-ciel de luxe inoccupés alors que se loger est devenu quasi impossible dans la capitale, même pour les classes moyennes.
LETTRE DE LONDRES
En 1997, après la mort de la princesse Diana, il a organisé la plus grosse manifestation antimonarchiste que le Royaume-Uni ait connue : 1 500 personnes. En 2006, il appelait à la désertion les soldats envoyés en Irak et préconisait de poursuivre pour « crimes de guerre » les députés qui avaient voté pour l’intervention britannique. Plus récemment, il a organisé des descentes musclées dans des cafés branchés pour dénoncer la boboïsation des quartiers populaires. Aujourd’hui, c’est contre les « tours fantôme chics » qu’il veut mobiliser.« Very old anarchist ». Sur son compte Twitter, Ian Bone, 70 ans, ne cache pas son jeu. Depuis des décennies, il tente de secouer la société britannique en attisant la « guerre de classe » (« Class war »), nom du journal et du groupuscule qu’il a fondés dans les années 1980.
Plusieurs quartiers de la capitale britannique sont hérissés de gratte-ciel empilant des appartements de grand luxe prisés notamment par les magnats chinois, les princes arabes et les oligarques russes. Point commun aisément détectable à la nuit tombée : ils sont vides, alors que se loger à Londres est devenu quasi impossible, même pour les classes moyennes.
Pour dénoncer « cette inquiétante inégalité, avec toutes ces tours pour riches vides et pas de logement pour des milliers d’entre nous », Ian Bone a prévu de passer à l’action jeudi 8 février. « Quelqu’un sait-il où est l’entrée des appartements de luxe du Shard [la tour de 310 mètres construite par Renzo Piano et inaugurée en 2012 près de London Bridge] ? Nous commençons des manifestations hebdomadaires jeudi de 18 heures à 20 heures. Le but est d’occuper les appartements vides. » Outre des bureaux et un hôtel de luxe, le « Shard » (« éclat de verre ») comprend des appartements de plusieurs millions de livres dont dix restent inoccupés.
Mettre en lumière une « obscénité »
Posté sur Facebook, l’appel à manifester a fait l’effet d’un électrochoc sur les gestionnaires de cette tour, dont la famille royale du Qatar est l’ultime propriétaire. Jeudi, jour prévu pour le rassemblement, ils demanderont à un tribunal londonien d’interdire à Ian Bone de pénétrer dans le building. Commandité par les propriétaires auprès d’une officine de sécurité, un « rapport de renseignement » sur Bone soupçonne le militant et ses amis de vouloir déjouer le service de surveillance et de « mettre au jour de potentielles failles de sécurité du Shard face à des terroristes ou autres criminels ».
Le document présente le vieil anar comme un homme « marchant avec une canne et généralement agressif ». Souffrant de Parkinson, « je ne peux marcher sans canne », se défend l’intéressé dans le Guardian. Occuper les appartements vides – dont l’un est en vente pour 50 millions de livres (56,3 millions d’euros) ? « C’est évidemment une blague, assure-t-il. Je veux seulement mettre en lumière l’obscénité que représentent ces immenses tours de luxe vides quand tant de gens dorment dans la rue. »
Ian Bone rappelle que la majorité des locataires rescapés de la Greenfell Tower, issus de l’immigration pour la plupart, victimes d’un terrible incendie qui a fait 70 morts en juin 2017, attendent toujours leur relogement définitif et que 4 000 sans domicile fixe passent la nuit dehors. Les responsables du Shard, eux, s’effraient des méthodes musclées de « Class war », de la tête de mort et des lettres sanguinolentes qui ornent la page d’accueil de son site. Ils affirment « prendre la menace très au sérieux ».
Le gouvernement impuissant face à la crise du logement
Quelle que soit la suite de l’« opération Shard », le nouveau coup de gueule du « very old anarchist » pointe un phénomène doublement ahurissant : pas moins de 26 000 appartements de luxe à plus de 1 million de livres sont aujourd’hui en construction ou sont gratifiés d’un permis de construire à Londres.
Alors que le maire travailliste Sadiq Khan a promis un quota de 35 % de « logements abordables » dans tous les programmes immobiliers, le conseil municipal du quartier de Battersea, site de l’immense chantier transformant en logements la centrale électrique chère aux Pink Floyd, vient d’accepter la réduction de 636 à 386 (soit 9 % des 4 239 prévus) du nombre de ces appartements accessibles. Avec une logique implacable : le promoteur se plaint de la baisse de la demande, qui grève ses profits.
Selon une étude rendue publique par The Observer, un candidat à la propriété sur cinq doit s’installer chez ses parents pour se constituer l’apport personnel requis, et seuls 6 423 logements abordables ont été construits à Londres en 2017. Sur le plan national, la proportion de propriétaires décline et la part des revenus consacrée au logement est en hausse chez les pauvres, en baisse chez les riches.
Totalement absorbé par le Brexit, le gouvernement de Theresa May se montre impuissant face à la crise du logement. Pas besoin d’être un « très vieil anarchiste » pour constater l’aberration ultime de la situation londonienne : une multitude d’appartements de luxe en chantier alors que la moitié de ceux qui sont mis en vente ne trouvent pas preneur ; au centre de la ville, boudé par les riches étrangers, plus de trois offres sur quatre restent plus de six mois sur le marché et les acheteurs négocient des rabais de 10 % à 20 %.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire