Dès le début de leur scolarité, filles et garçons ont souvent tendance à suivre les stéréotypes de genre. Un poids qui s’avère déterminant dans leurs études post-bac.
LE MONDE | | Par Isabelle Maradan
C’est une affaire planétaire sans exception française : l’orientation est sexuée. Aux hommes, les sciences et techniques, l’informatique, la production industrielle, les transports. Aux femmes, les lettres, les langues, l’enseignement, l’art, la communication, l’aide à la personne, le social.
KIKI LJUNG
Aujourd’hui encore, en France, alors que le bac scientifique est le plus mixte des bacs généraux, seule une bachelière S sur dix poursuit ses études en école d’ingénieurs, où plus de 70 % des diplômés sont des hommes. Même proportion dans les classes préparatoires aux grandes écoles, tandis que les filières littéraires comptent près de trois quarts de femmes. Du côté des bacs technologiques ou professionnels aussi, les statistiques font apparaître une présence quasi exclusive des filles dans le domaine des services, de la santé et du social, et des garçons, dans la production et les technologies industrielles.
« Cette séparation des sexes est tricotée tout au long de la scolarité », résume Françoise Vouillot, maîtresse de conférences en psychologie de l’orientation et auteure du livre Les métiers ont-ils un sexe ? (Belin, 2014). Résultat : seuls 12 % des métiers sont mixtes. La diversité des filières professionnelles et métiers considérés comme « masculins » est plus étendue que celle des filières et professions considérées comme « féminines ». Et ces dernières sont moins prestigieuses et moins rémunératrices. Pourtant, aucune d’elles n’est interdite à l’un ou l’autre sexe, comme en attestent les témoignages de femmes et d’hommes faisant figure d’exception dans un métier majoritairement féminisé ou masculinisé.Plasticité cérébrale
De là à dire que les métiers visés correspondent à des compétences ou des goûts qui seraient naturellement différents chez les filles et les garçons, il n’y a qu’un pas. Françoise Vouillot déplore qu’on puisse encore le franchir. « L’espèce humaine est certes une espèce animale avec des mâles et des femelles, chez qui la différence biologique des organes sexuels permet d’assurer la survie de l’espèce, mais il ne s’agit que d’une toute petite partie de la biologie des hommes et des femmes », note cette enseignante-chercheuse à l’Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle (Inetop-CNAM), spécialiste du genre et de l’orientation scolaire et professionnelle.
De plus, la notion de « plasticité cérébrale », qui fait désormais consensus dans le milieu scientifique, modifie la compréhension de ce qui est naturel (l’inné) et culturel (l’acquis) chez les uns et les autres. « Sur les 90 % de circuits de neurones qui vont se former au cours des années qui suivent la naissance, l’environnement – donc les interactions avec le monde extérieur – joue un rôle décisif », expose Marie Duru-Bellat, professeure émérite à Sciences Po Paris et auteure de La Tyrannie du genre (Presses de Sciences Po, 2017).
Or, d’après cette sociologue, les pratiques éducatives sont différenciées dès la naissance selon le sexe, « de manière subtile, généralement inconsciente et non intentionnelle ». Ainsi les interactions verbales sont, par exemple, plus fréquentes avec les bébés filles, quand les garçons sont plus stimulés sur le plan moteur. Ceci explique que les filles obtiennent en moyenne de meilleures performances verbales quand les garçons développent davantage leurs compétences physiques et leurs aptitudes spatiales.
Stéréotypes tenaces
Si des différences cérébrales peuvent donc être observées entre les uns et les autres, ce n’est pas parce qu’ils seraient dotés à la naissance d’un cerveau différent selon leurs organes sexuels, mais parce que les expériences auxquelles ils sont soumis ne sont pas les mêmes.
« Les normes de genre se développent dès la petite enfance, par l’éducation familiale, à l’école, ainsi que dans l’ensemble de la société »
Marie Duru-Bellat, professeure à Sciences Po
« Les normes de genre se développent dès la petite enfance, par l’éducation familiale, à l’école, ainsi que dans l’ensemble de la société », résume Marie Duru-Bellat.
Intégrées par les parents, les professeurs, les employeurs, ces normes pèsent inconsciemment sur les trajectoires scolaires et professionnelles. Une majorité d’adultes (64 %) reconnaissent d’ailleurs « véhiculer malgré eux des stéréotypes », selon une enquête réalisée par Mediaprism en 2012. Ils décrivent des hommes « confiants et sûrs d’eux, courageux, ambitieux, rationnels et égoïstes », et des femmes « bienveillantes, expressives, intuitives, sentimentales, mais aussi vulnérables, dociles, émotionnelles ».
Dans ce contexte, viser un domaine non conforme à la norme de son genre est une transgression. Une démarche encore moins acceptée pour un homme qui s’aventure du côté d’un métier très féminisé. « Un projet d’orientation est également un projet d’identité », analyse Isabelle Collet, maîtresse d’enseignement et de recherche en sciences de l’éducation à l’université de Genève. L’adolescent a le souci d’être un garçon « normal » ou une fille « normale ».
Françoise Vouillot complète : « Tant que des métiers seront vus comme plutôt masculins ou féminins, la mixité de l’orientation sera freinée par le besoin de prouver – aux autres et à soi-même – qu’on est un “vrai garçon masculin” et une “vraie fille féminine” avec une identité conforme aux normes de féminité et de masculinité ». Estimant qu’il ne peut y avoir d’égalité entre les sexes si les métiers et trajets de formation restent marqués par l’appartenance à l’un ou l’autre sexe, elle plaide pour « une orientation désexuée ».
Les normes de genre « sont des constructions, on peut les déconstruire », souligne Françoise Vouillot, rappelant qu’« au Moyen Age, il y avait des femmes charpentières et maçonnes », et que « le métier de secrétaire a été bien longtemps un métier d’homme ». Sans oublier le premier algorithme, qui donnera bien plus tard naissance à l’informatique, inventé par une femme au XIXe siècle.
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Rendre les fonctions familiales et sociales indépendantes de la catégorie du sexe permet d’imaginer des espaces de liberté pour tout le monde, veut croire celle qui fut l’auteure d’un article des Cahiers pédagogiques sur “L’orientation défie la mixité”, en 2013. Cela suppose de libérer les garçons du carcan de la masculinité, de la virilité, de la pression pour nourrir sa famille, et les filles de celui de la féminité et de la maternité. »
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