La figure traditionnelle du praticien libéral, seul dans son cabinet, tend à disparaître. Hyperspécialisation, délégation de tâches, salariat : de nouveaux usages s’installent chez la jeune génération
LE MONDE | | Par Valérie Segond
Mettre ses compétences au service de ceux qui souffrent : comment ne pas encourager cette vocation quand la demande de soins augmente toujours plus, avec le vieillissement de la population et la hausse des maladies chroniques ? Et que les médecins vieillissent eux aussi – près d’un praticien sur deux a plus de 55 ans ? La France, qui affiche la quatrième plus vieille pyramide des âges des médecins de toute l’OCDE, est à la veille d’un vaste renouvellement générationnel.
Ce secteur d’activité est l’un des seuls à voir le nombre d’emplois offerts et les rémunérations progresser, même en temps de crise. Et pourtant, la France pourrait bientôt manquer de praticiens. Le numerus clausus fixant le nombre de médecins à former chaque année est si serré – même s’il a augmenté entre 2000 et 2006, puis à nouveau récemment – que le nombre de nouveaux diplômés rapporté à la population reste 20 % plus bas en France que pour l’ensemble de l’OCDE. Le Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) l’affirme, le pays compte de moins en moins de professionnels en activité régulière : – 10 % entre 2007 et 2017.
Mais avant d’embrasser la vocation, peut-être faut-il s’interroger sur les conditions d’exercice d’un métier en pleine évolution, voire révolution. Une transformation tous azimuts qui résulte d’abord des mutations médicales, sociétales et sociales en cours. Mais aussi d’une politique de santé publique qui, dans le double souci d’améliorer l’efficacité des soins et de maîtriser les dépenses, pourrait tôt ou tard toucher aux deux piliers historiques du système de santé français : le généraliste libéral et le médecin hospitalier.
Un problème de répartition
Le paradoxe est que la France n’est pas à proprement parler en état de manque : avec 3,3 médecins pour 1 000 habitants, elle est dans la moyenne de l’OCDE. « Nous avons assez de médecins, c’est leur répartition qui pose problème », résume Antoine Vial, auteur de Santé. Le trésor menacé (Ed. L’Atalante, 2017). Une figure emblématique est, selon lui, en voie de disparition : celle « du notable local, le médecin libéral exerçant seul dans son cabinet, et au service de ses patients sept jours sur sept ». De là à agiter le spectre d’une pénurie de médecins…
Jusqu’ici, la demande de soins croissante a été satisfaite grâce au recul de l’âge de départ à la retraite des médecins libéraux et à l’arrivée massive de médecins formés à l’étranger. Ces derniers représentent déjà 10,4 % des praticiens en activité (contre 3 % en 2000). On assiste aussi, de plus en plus, à un partage des rôles. De solitaire, l’exercice de la médecine devient collaboratif, « dans des structures pluridisciplinaires, sur fond de coopération plus étroite entre médecine hospitalière et médecine de ville, entre médecins et autres professionnels de santé, entre médecins et associations de patients », souligne M. Vial.
De plus en plus de gestes médicaux (vaccination, troubles de la vision, de la parole, rééducation…) sont délégués à des infirmières, des pharmaciens, des kinés, des orthoptistes, des orthophonistes, etc. Le partage des rôles, une solution retenue dans bien d’autres pays d’Europe où se profile aussi une pénurie de médecins, est recommandé expressément par la Cour des comptes pour rendre le système de soins durable.
Beaucoup plus de spécialistes que de généralistes
Le paysage hexagonal a déjà beaucoup évolué. Parmi les tendances lourdes : un basculement de la population médicale des généralistes vers les spécialistes. La communauté des médecins en activité régulière compte aujourd’hui beaucoup plus de spécialistes (109 000, soit + 7,7 % sur dix ans selon le CNOM) que de généralistes (88 000, soit une baisse de 9 %). La disparition du « médecin de campagne », du « médecin de famille », semble inexorable dans les départements les moins bien lotis, les fameux « déserts médicaux ».
Parallèlement, les spécialités se font toujours plus pointues. « Si, en 1950, il y avait des chirurgiens généralistes, et, en 1960, des orthopédistes, aujourd’hui, il y a des spécialistes de la main, du pied, du rachis, de l’épaule, de la hanche ou du genou », résume l’économiste de la santé Jean de Kervasdoué dans Qui paiera pour nous soigner ? (Fayard, 2017).
Cet expert met en garde, à l’heure où le gouvernement a annoncé un plan de 400 millions d’euros pour résorber les déserts médicaux : si les spécialistes gagnent en moyenne 60 % de plus que les généralistes (selon le dernier Panorama de la santé de l’OCDE), « leur hyperspécialisation requiert aussi des bassins de population toujours plus larges pour en vivre ». S’il suffisait autrefois de 10 000 habitants pour faire vivre un chirurgien généraliste, il en faut aujourd’hui 200 000 pour permettre à un chirurgien du pied de gagner sa vie. Une nouvelle échelle qui condamne les petits hôpitaux à la fermeture : de 2 650 aujourd’hui en France (dont 1 700 structures d’accueil des personnes âgées et dépendantes), leur nombre pourrait être divisé par deux au gré des regroupements en cours.
« Les jeunes médecins ne sont plus prêts à travailler quatre-vingts heures par semaine. » Jean-Marcel Mourgues, président de la Commission jeunes médecins de l’ordre
Autre tendance lourde : la montée continue du salariat, devenu premier mode de rémunération des médecins en activité (46,5 % en 2017 selon le CNOM), devant l’exercice libéral (42,8 %), l’exercice mixte, avec un jour ou deux à l’hôpital, étant stable à 10,7 %. « Si certaines spécialités très techniques se prêtent moins à l’exercice libéral, la raison de fond est que les jeunes médecins ne sont plus prêts à travailler quatre-vingts heures par semaine et privilégient désormais ce statut de salarié qui protège davantage leur vie personnelle », analyse Jean-Marcel Mourgues, généraliste présidant la Commission jeunes médecins de l’ordre. On observe aussi une très forte féminisation du métier : les médecins en activité régulière de moins de 40 ans sont, toutes spécialités confondues, à 61 % des femmes.
Des mouvements de fond qui s’accompagnent d’une désaffection croissante pour l’hôpital public, où les conditions d’exercice sont devenues difficiles, avec un temps passé auprès des patients très entamé par les problèmes d’organisation, l’augmentation des tâches administratives, les exigences de gestion des directeurs d’hôpitaux – auxquels les médecins sont hiérarchiquement soumis. On voit de grands spécialistes qui se sont battus pour devenir patron de leur service quitter l’hôpital public, y compris à l’AP-HP (Assistance publique-Hôpitaux de Paris), pour partir dans le privé où, enfin, ils ne réaliseront que des actes médicaux.
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