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Depuis les révélations sur le producteur Harvey Weinstein, les femmes n’en finissent plus de dénoncer le harcèlement et les agressions qu’elles ont subies. Une lame de fond moins soudaine qu’il n’y paraît.
Par Zineb Dryef
On ne se souviendra ni de l’heure ni de la date exacte, mais on gardera le souvenir diffus de cet automne où il s’est passé quelque chose, de ces semaines étourdissantes, quand l’on ne parlait que de « ça ». Sur les réseaux sociaux. A la radio, à la télévision, dans les journaux. Dans les cafés. Pendant les repas de famille. Partout. Des centaines de milliers de femmes ont dit « moi aussi ».
La main posée sur la cuisse ou sur les épaules. Moi aussi. Le frottement dans le métro. Moi aussi. Les baisers de force dans un couloir. Moi aussi. Les SMS égrillards. Moi aussi. Les « si tu montes dans ma voiture, j’aurai envie de te violer » murmurés avec désinvolture. Moi aussi. Les « putes », les « salopes », les sifflets et la peur de marcher seule dans la rue. Moi aussi. Les tentatives de viol. Les viols. Moi aussi. Moi aussi. Moi aussi. A l’infini.
Des milliers de témoignages
Il y a pourtant bien une date. Le 5 octobre 2017. Dans le New York Times, Harvey Weinstein est accusé par plusieurs femmes de harcèlement sexuel. Le lendemain, il présente ses excuses et, le 8 octobre, il est démis de ses fonctions. Aux Etats-Unis, l’affaire fait immédiatement scandale : Weinstein est l’un des producteurs les plus influents du pays et ses victimes sont des actrices connues. En France, l’affaire n’est mentionnée que brièvement – on peine encore à prononcer correctement le nom du producteur.
C’est cinq jours plus tard, quand, dans le New Yorker, cinq femmes accusent cette fois Harvey Weinstein de viols et d’agressions sexuelles, qu’il se passe quelque chose. En quelques heures, de nombreuses actrices prennent la parole à leur tour, spontanément, pour dénoncer le producteur. Parmi elles, les Françaises Léa Seydoux, Emma de Caunes, Florence Darel… Jour après jour, la liste des victimes ne cesse de s’allonger pour finalement compter plus de 90 femmes – quatorze d’entre elles l’accusent de viol.
Le 13 octobre, Sandra Muller, une journaliste française installée à New York, tape sur Twitter :
#balancetonporc !! toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlement sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends
Elle donne le nom du sien. Des milliers de témoignages jaillissent. L’actrice Alyssa Milano incite elle aussi les femmes à s’exprimer en utilisant le hashtag #metoo. Là encore, c’est le vertige.
Une déferlante brouillonne et spontanée qui balance tout. Les remarques sexistes, les insultes et les attouchements. Les viols et les agressions. La drague pénible. Les blagues graveleuses. Ce trop-plein n’épargne aucun milieu, transcende les différences sociales et religieuses. Le porc est universel. En France, les noms du prêcheur musulman Tariq Ramadan, de Thierry Marchal-Beck, ex-président du Mouvement des jeunes socialistes français, du producteur québécois Gilbert Rozon et du journaliste Frédéric Haziza sont les premiers à émerger. On parle du harcèlement sexuel à l’université, à l’hôpital, à l’usine, à la télé… Des choses tolérées il y a quelques semaines encore deviennent subitement intolérables.
Un avant et un après-Weinstein
Dans ce contexte, Emmanuel Macron consacre l’égalité entre les femmes et les hommes « grande cause nationale » et annonce vouloir renforcer l’arsenal répressif contre les violences sexuelles et sexistes. L’humoriste Tex est viré à la mi-décembre par France Télévisions pour avoir raconté cette blague : « Les gars, vous savez ce qu’on dit à une femme qui a déjà les deux yeux au beurre noir ? On ne lui dit plus rien, on vient déjà de lui expliquer deux fois ! » Patrice Bertin, voix historique de France Inter, prend brutalement sa retraite à la fin du mois de novembre : il était soupçonné depuis trois décennies de harcèlement sexuel.
Des manifestations sont organisées dans les grandes villes. On y défile sous des pancartes #metoo et #balancetonporc. Des cortèges qui rappellent la Women’s March du 21 janvier 2017, quand une marée rose avait envahi la capitale américaine au lendemain de l’investiture de Donald Trump : chacune avait enfilé son « Pussy Hat », ce bonnet devenu l’emblème de la lutte féministe anti-Trump, en référence à son « Grab them by the pussy » (« Attrape-les par la chatte »).
Il y a un avant et un après-Weinstein. En octobre, la gendarmerie nationale a enregistré une hausse de 30 % des plaintes pour violences sexuelles par rapport à l’année dernière. Les associations relèvent également une augmentation importante des appels reçus. « De manière spectaculaire », note l’AVFT (Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail), qui s’est battue dès les années 1980 pour obtenir une loi sur le harcèlement sexuel en France.
Lassée d’entendre les mêmes questions des journalistes qui ne cessent de la solliciter, Marilyn Baldeck, la déléguée générale de l’association, a rédigé une réponse toute faite. A « Cela veut donc quand même dire que la parole des femmes s’est libérée ? » et sa variante « Vous devez êtes satisfaite de la libération de la parole des femmes ? », elle répond : « Il n’est en effet pas exclu que quelques femmes victimes de violences sexuelles au travail, qui n’avaient rien osé dire, rien osé entreprendre jusqu’à présent, se sentent portées par un mouvement collectif et prennent exemple sur des modèles médiatiques, pour parler, et agir. »
« Pendant l’affaire DSK, on a plus ou moins résumé ça à un troussage de domestique… Aujourd’hui, personne n’a osé ça : la honte est du côté des agresseurs » Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol
Emmanuelle Piet, elle, n’en finit plus de sourire. « Quelque chose d’extraordinaire s’est produit, c’est un grand moment », s’enthousiasme la gynécologue et présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV). Tout juste sortie d’une conférence sur les violences sexuelles donnée devant une centaine de personnes à l’hôtel de ville de Pantin et emmitouflée dans un grand manteau violet, elle répète : « C’est extraordinaire. Bon, on a le nez dans le guidon avec tout ça, mais c’est extraordinaire ! »
Depuis la mi-octobre, comme cela avait été le cas après les affaires DSK et Denis Baupin, les lignes du CFCV saturent. Ces scandales, c’est leur grande vertu, provoquent peu ou prou les mêmes effets qu’une grande campagne de sensibilisation : « A chaque affaire, le seuil de tolérance de la société diminue. » Et cette fois-ci, plus encore. « Pendant l’affaire DSK, on a plus ou moins résumé ça à un troussage de domestique… Aujourd’hui, personne n’a osé ça : la honte est du côté des agresseurs. »
Le courage des victimes reconnu
La figure même de la victime a changé. Elle n’est plus « fragile » – l’adjectif le plus utilisé pour décrire l’écrivaine Tristane Banon à l’époque où elle portait plainte pour tentative de viol contre DSK – mais « forte » et « courageuse ». On ne les appelle d’ailleurs plus seulement des « victimes » mais des « briseuses de silence ». Célèbres ou anonymes, elles ont été consacrées personnalités de l’année par Time Magazine.
La bascule s’est faite progressivement. En France, ces dernières années, les témoignages à visage découvert se sont peu à peu substitués à ceux longtemps anonymes des victimes de crimes sexuels. Il y a eu la littérature. Christine Angot. Virginie Despentes. En 2016, c’est Annie Ernaux qui raconte le viol dont elle fut victime adolescente dans Mémoire de fille. Pour dire la difficulté d’écrire ce livre, elle confie : « C’est un livre que je me suis arraché. »
Et il y a ce qui relevait du fait divers et qui est devenu fait de société. En 2011, la députée Clémentine Autain, qui a elle-même été violée, publie un livre collectif de témoignages sur le viol et un « Manifeste des 313 ». Elle explique qu’à l’époque, « sortir de l’anonymat, c’est nouveau et subversif parce que ça remet en cause le silence dans lequel est enfermée la parole de ces femmes. Maintenant, les victimes ont un visage et une voix ».
En 2015, quarante journalistes signent « Bas les pattes », une tribune qui dénonce le sexisme et les comportements déplacés des hommes politiques. Et si l’affaire Baupin, révélée en 2016, est dévastatrice pour le député d’Europe écologie-Les Verts (EELV), c’est parce que les femmes qui en parlent sont nombreuses et témoignent en leur nom.
« C’est un mouvement de réappropriation de soi et de son corps. Un mouvement irréversible » Michèle Riot-Sarcey, historienne
En octobre 2016, quand Flavie Flament prend la parole à son tour pour dénoncer le photographe David Hamilton, d’autres victimes se manifestent. Un effet mécanique qu’on observe à chaque fois que, selon l’expression consacrée, « la parole s’est libérée ». Une expression vivement rejetée par Christine Angot dans l’émission « On n’est pas couché » face à l’ancienne porte-parole d’EELV Sandrine Rousseau, l’une des victimes présumées de Denis Baupin. C’était quelques jours avant le déclenchement de l’affaire Weinstein. La séquence révolte les téléspectateurs, lesquels prennent massivement le parti de Sandrine Rousseau : celui de la parole.
Avec #balancetonporc, il n’est plus question de dénoncer les seuls crimes sexuels, mais tout le reste, tout ce qui ne comptait pas, les gestes et phrases anodins qui constituent ce qu’on appelle la culture du viol ou la culture machiste. « Les femmes qui parlent n’interviennent pas en tant que victimes, juge l’historienne Michèle Riot-Sarcey. Ce sont les femmes qui existent et s’expriment en tant que personnes pleinement conscientes de lutter contre la domination dont elles sont l’objet. Des femmes qui redressent la tête. C’est complètement différent. C’est un mouvement de réappropriation de soi et de son corps. Un mouvement irréversible. »
La colère s’exprime partout dans le monde
Elle observe que la colère des femmes à l’égard des comportements machistes grandit depuis quelques années partout dans le monde. « La question a été posée en 2012 en Inde. Les Indiennes ont dénoncé les viols et les attouchements dont elles étaient victimes. Les Pussy Riot en Russie et les Femen en Ukraine ont suscité l’incompréhension à l’encontre de celles qui osaient mettre en cause la religion d’Etat. Les Femen s’expriment seins nus en énonçant un discours politique. La haine qu’elles engendrent dit qu’il n’y a pas de place pour les femmes dans l’espace public. C’est une métaphore, bien sûr. »
En France, comme aux Etats-Unis, on assiste depuis plusieurs années à une nouvelle vague qui a transformé le féminisme en un mouvement de masse : en 2017, « féminisme » a été l’un des mots les plus recherchés sur Internet. Des artistes grand public – Beyoncé en tête – s’en revendiquent. Des séries télé (Orange is the New Black, Transparent, Girls, The Handmaid’s Tale…) bousculent les stéréotypes sur les femmes, leur sexualité et leurs aspirations et produisent de nouvelles héroïnes auxquelles s’identifier. La figure de la badass – une femme forte, courageuse et libre – est popularisée dans les nouveaux médias féministes qui ont pour seuls mots d’ordre : l’émancipation et l’empowerment, la prise de pouvoir.
Des sujets considérés comme mineurs deviennent des questions politiques. Ces seuls derniers mois, on aura autant parlé des règles que des délais de prescription pour les crimes sexuels, de la charge mentale que des violences gynécologiques, de l’écriture inclusive que du cyber-harcèlement sexiste, de la grossophobie que du consentement affirmatif, du harcèlement de rue que du manspreading,cette propension de certains hommes à écarter les cuisses dans les transports en commun. Mais, cette année, ces débats ont largement débordé les sphères militantes.
Des initiatives qui dépassent la sphère militante
Ainsi, la pétition réclamant « la destitution de Roman Polanski comme président des Césars » en janvier 2017 a été lancée par une parfaite inconnue, Clémentine Vagne, qui se définit comme simple « citoyenne féministe ». Face au succès de cette initiative individuelle – plus de 60 000 personnes signent le texte –, le cinéaste, condamné aux Etats-Unis pour avoir eu des relations sexuelles non consenties avec une mineure, doit renoncer à présider la cérémonie.
En octobre, c’est le visage de Bertrand Cantat en couverture des Inrocks qui bouleverse l’opinion : face à l’unanimité de la condamnation, l’hebdomadaire a du mal à justifier son choix et présente ses « sincères regrets ». Il y a encore trois ans, l’ancien chanteur de Noir Désir, condamné pour le meurtre de l’actrice Marie Trintignant, faisait la « une » du magazine sans que cela émeuve grand monde. « Ces jeunes femmes ne laissent plus rien passer, s’enthousiasme Emmanuelle Piet. Elles, elles savent faire sur les réseaux sociaux. Elles se retrouvent, elles sont plusieurs, elles se soutiennent. »
C’est cette force qui donne du poids à leur parole. Même si certaines voix se sont élevées contre les risques de délation, les femmes qui dénoncent sont crues. Leurs témoignages, loin d’être remis en cause, sont encouragés, relayés et défendus. « C’est pour ça que les femmes parlent, poursuit la gynécologue. Quand on est toute seule, c’est épouvantable de parler, mais quand on est cinquante… »
Elle se souvient que cette tentative de faire émerger une parole collective n’est pas nouvelle. Elle-même a participé à des groupes de paroles dans les années 1970. Elle en anime depuis la fin des années 1980. L’objectif est toujours le même : faire prendre conscience aux femmes qu’elles subissent la « domination masculine », qu’elles sont toutes concernées.
« Je constate qu’à tout âge, et même quand on est féministe, on peut réaliser que l’on a enfoui en soi des violences que l’on a préféré oublier » Christine Bard, historienne
« Ce qui me frappe, c’est que, depuis le début de ce mouvement, la plupart des femmes relisent leur vie », remarque Christine Bard, historienne et « féministe depuis trente ans ». Elle a beaucoup étudié, décrit, enseigné les violences faites aux femmes. Elle ne découvre donc pas l’ampleur du sujet. Et pourtant, elle aussi se dit « ébranlée » par ces dernières semaines.
« Avant, j’abordais ces violences dans mes cours et mes publications comme quelque chose d’extérieur. Je prends conscience d’avoir délibérément oublié ou minimisé certains événements de ma vie parce que je ne voulais pas être une “victime”. Je constate qu’à tout âge, et même quand on est féministe, on peut réaliser que l’on a enfoui en soi des violences que l’on a préféré oublier. »
Une longue tradition de silence
Car l’histoire de la libération de la parole des femmes est d’abord celle d’une longue tradition de silence. « Je parlerai aussi en tant que femme en déclarant ici publiquement que, comme toutes les femmes, j’ai été moi aussi victime, à de multiples reprises, d’agressions sexuelles, allant des gestes déplacés à la tentative de viol. » La femme qui s’exprime est sénatrice. Elle a 66 ans. Elle s’appelle Cécile Goldet.
« Lorsque, matin et soir, travailleurs, étudiants, lycéens, hommes et femmes, partout en France, s’entassent dans les moyens de transports en commun, selon une densité prévue de six au mètre carré, corps serrés les uns contre les autres, dans l’impossibilité de bouger, matin et soir, des douzaines et sans doute des centaines de femmes, de jeunes subissent ces outrages. » Elle ajoute : « Ce qui est étrange, d’ailleurs, c’est que l’homme qui prend plaisir à mouler sa main sur l’arrondi d’une fesse croit souvent rendre ainsi hommage à cette forme agréable, pendant que sa victime, apeurée et honteuse, tente en vain de lui échapper. »
Cette déclaration follement actuelle, un #metoo avant l’heure, a 37 ans. Elle date du 22 mai 1980 et a été prononcée dans un Hémicycle empli d’hommes venus débattre de la criminalisation du viol. Seules sept femmes, dont Cécile Goldet, siègent alors au Sénat. C’est à eux que la gynécologue de formation, cofondatrice du Planning familial, explique pendant de longues minutes la difficulté d’être une femme dans une société « où les histoires de viols, vraies ou fausses d’ailleurs, sont des histoires, drôles, paillardes, sur lesquelles on renchérit ».
La sénatrice raconte aussi qu’un peu plus tôt dans l’année, elle a participé à une émission télévisée sur le viol. Depuis, dit-elle, ses patientes s’ouvrent à elles, lui parlent de secrets cachés ou presque oubliés. De leur solitude et du bien fou qu’elles éprouvent à ne plus taire, même pour quelques minutes, les incestes et les agressions anciennes, les maris abusifs, la lassitude d’être sans cesse entreprises, au travail ou dans le métro.
Cette petite déferlante fait percevoir à Cécile Goldet l’urgence qu’il y a à parler publiquement du viol – elle n’est alors pas favorable à l’alourdissement des peines. « Il faut le sanctionner, oui, mais aussi et surtout le dénoncer, en parler, le dédramatiser pour les femmes, rendre les hommes conscients de leur acte, car le plus souvent ils ne le sont même pas. »
Une « mode » venue des Etats-Unis
Dès le milieu des années 1980, on dénonce le droit de cuissage et les patrons dégoûtants. On tente de mesurer le phénomène, des sondages sont effectués, des travaux d’études engagés mais, lors d’un débat sur le harcèlement sexuel à l’Assemblée nationale le 21 juin 1991, Jacques Toubon évoque un amendement « à la mode ». Et il soutient que « le législateur ne doit pas céder à la mode ».
La mode, c’est là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique, les Etats-Unis, où, cette même année, une affaire de harcèlement sexuel oppose le juge Clarence Thomas, candidat à la Cour suprême, à une professeure de droit, Anita Hill. La jeune femme l’accuse de faits survenus dix ans plus tôt. Le sociologue Eric Fassin, qui vivait aux Etats-Unis au début des années 1990, s’en souvient comme d’un événement majeur. Si, à l’époque, l’opinion n’accorde aucun crédit à l’accusatrice – le juge sera confirmé à la Cour suprême –, il relève qu’un an plus tard, l’opinion se retourne.
« En réalité, c’est l’affaire qui avait éduqué le pays sur les rapports de pouvoir, tant sexuels que raciaux, explique Eric Fassin. Les critères de la crédibilité, et de la plausibilité, en sortaient durablement modifiés. Anita Hill apparaît non plus perdante, mais gagnante : grâce à elle, on comprend mieux aujourd’hui ce qu’est le harcèlement sexuel. Et c’est elle qu’on nomme à la tête d’une commission contre le harcèlement sexuel à Hollywood. »
« Mais le harcèlement, ce n’est pas la séduction, ni en France ni aux Etats-Unis. Une femme harcelée ne se dit pas : “Cet homme m’a désirée”, mais “Il m’a donné la chair de poule”.» Eric Fassin, sociologue
Mais la France continuera longtemps d’opposer au puritanisme américain sa supposée tradition latine de séduction et de badinage. Dans Le Nouvel Observateur du 18 septembre 1997, Françoise Giroud s’interroge sur ce délire qui saisit l’Amérique : « Dans un collège de Boston, relève du harcèlement sexuel l’usage des mots “grognasse”, “salope”, “putain”. Cinq lycéennes ont attaqué les coupables (…). Le harcèlement sexuel commence quand un homme touche le bras d’une femme. C’est la règle de base, on ne doit pas toucher. Devenir intouchables, est-ce donc l’idéal des Américaines ? Le pire est qu’elles sont en train d’y arriver. »
Si on a pu entendre ce genre de propos après l’affaire DSK, on a peu eu recours à l’épouvantail de l’américanisation des mœurs après l’affaire Weinstein. « Parler de politiquement correct et de puritanisme américain d’un côté et de séduction à la française de l’autre, ça voudrait dire qu’il y a deux mondes : le monde américain et le monde français, analyse Eric Fassin. Mais le harcèlement, ce n’est pas la séduction, ni en France ni aux Etats-Unis. Si on reste dans l’illusion que c’est une question de séduction, on ne comprend pas du tout les réactions. Une femme harcelée ne se dit pas : “Cet homme m’a désirée”, mais “Il m’a donné la chair de poule”. »
De fortes résistances de masculinistes et d’idéologues
Le discours sur le puritanisme importé des Etats-Unis a largement contribué à empêcher des années durant de prendre au sérieux la question du harcèlement sexuel. Christine Bard, qui a consacré un ouvrage à l’histoire de l’antiféminisme en France, explique qu’aujourd’hui encore les résistances sont fortes : « La recomposition de la domination masculine se fait toujours très rapidement. Ces contre-mouvements ont des militants (les masculinistes) et des idéologues dont il ne faut pas sous-estimer l’audience (Zemmour, Soral…). Ceux qui s’effarouchent du politiquement correct répliquent déjà. Ils tentent de délégitimer le féminisme, et comme toujours de le tourner en ridicule. »
Maryse Jaspard n’a pas oublié les attaques dont elle a fait l’objet lorsqu’elle a coordonné la première enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Enveff) auprès d’un échantillon de 7 000 femmes âgées de 20 à 59 ans. C’était en l’an 2000, c’était il y a un siècle. « Ce qu’on a l’air de découvrir aujourd’hui existe depuis toujours », explique la sociodémographe.
« Ce qui est un peu déstabilisant, c’est qu’on se dit “Mince, l’enquête Enveff, ça fait vingt ans et c’est seulement maintenant que la parole se libère”. Comme ça, d’un coup. » Maryse Jaspard, sociodémographe
Elle se souvient qu’à l’époque, les membres de l’équipe de recherche sont bouleversés par leur travail. « On s’est mis à se questionner sur nos vies de couple, maris. »
L’impact de l’étude est important. Emmanuelle Piet le dit à sa façon : « Le grand changement, c’est l’enquête Enveff. Là, les gens se sont dit : “Ah ! mais c’est vrai ce qu’elles racontent ces cochonnes.” » La publication des premiers résultats entraîne une grande campagne nationale contre les violences conjugales. Et un slogan : « Briser le silence ». « Ce qui est un peu déstabilisant, c’est qu’on se dit “Mince, ça fait vingt ans et c’est seulement maintenant que la parole se libère”. Comme ça, d’un coup », poursuit Maryse Jaspard.
Une « posture victimaire » ?
Le premier coup est venu d’un confrère de l’INED, Hervé Le Bras. Avec la juriste Marcela Iacub, ils publient un long texte intitulé ironiquement Homo mulieri lupus ?(« l’homme, un loup pour la femme ? ») pour dénoncer une enquête qui considère « a priori toute violence ressentie par une femme comme une violence qui lui est adressée en tant que femme ». Ils ne reprochent pas à l’Enveff de mettre en lumière les violences faites aux femmes mais de les victimiser en mettant tout sur le même plan : violences verbales, psychologiques, physiques et sexuelles.
« Comme les autres enquêtes menées à l’étranger, l’Enveff montrait que les violences envers les femmes n’étaient pas le fait d’une classe plutôt que d’une autre. » Maryse Jaspard
Publié dans Les Temps modernes, ce texte bénéficie d’une large médiatisation car au même moment est publié Fausse route,d’Elisabeth Badinter. Dans cet ouvrage, l’essayiste dénonce elle aussi la « posture victimaire » des féministes françaises contemporaines et le monde binaire qu’elles décrivent : d’un côté, les femmes victimes, de l’autre, les hommes bourreaux. Pour Maryse Jaspard, cette « cabale contre l’Enveff » prouve son importance : « Sans enjeux fondamentaux, ses résultats auraient été poliment commentés pendant un jour, une semaine, le temps que se froisse l’actualité. »
Eric Fassin relève un second point pour expliquer les passions soulevées par l’Enveff en 2000. Un point qui ne paraît toujours pas résolu aujourd’hui : « Comme les autres enquêtes menées à l’étranger, l’Enveff montrait que les violences envers les femmes n’étaient pas le fait d’une classe plutôt que d’une autre. » Or, Elisabeth Badinter contestait cette conclusion tout au long de Fausse route et affirmait trouver « indécent de faire l’amalgame entre la condition des femmes dans les banlieues les plus défavorisées et celle des classes moyennes ou supérieures ».
Quinze ans plus tard, l’épicentre de l’affaire Weinstein se situe à Hollywood et ses répliques ont d’abord été ressenties dans des milieux de pouvoir : médias, cinéma, politique. Qu’en pense Elisabeth Badinter ? Elle n’a pas souhaité nous répondre. Elle préfère « attendre que le tohu-bohu cesse pour être plus audible ». Mais elle nous fait préciser un point : sa ligne n’a pas bougé depuis Fausse route, dans lequel elle écrit qu’on a eu tort de mettre dans le même sac « la bourgeoise du 8e arrondissement et la jeune beurette des banlieues ».
Un phénomène qui touche tous les milieux
Alain Finkielkraut, qui s’embarrasse rarement de politiquement correct, l’exprime plus frontalement. Pour lui, l’un des objectifs de la campagne #balancetonporc est de « noyer le poisson de l’islam », de faire oublier « la Chapelle-Pajol », du nom d’un quartier parisien et d’une controverse aussi mémorable que vaine. Au printemps, une pétition de femmes résidant dans ce quartier dénonçait un harcèlement de rue insupportable.
Il n’a pas fallu une heure pour que le débat s’enflamme. Pour les uns, cela venait prouver les dangers de l’islam en France. Pour les autres, parler de harcèlement à la Chapelle revenait à stigmatiser la population immigrée, importante dans ce quartier. Deux camps à jamais irréconciliables s’opposent : d’un côté, les « islamo-gauchistes » et de l’autre, les « islamophobes ». Des excès qui rendent illusoire toute tentative de réflexion sur le sujet.
Jusqu’au sommet de l’Etat, puisqu’Emmanuel Macron a déclaré que si le harcèlement de rue était peu dénoncé, c’est parce que, « lorsqu’on porte plainte, ça prend des mois et des mois et c’est souvent classé sans suite parce que c’est dans les quartiers les plus difficiles, où nos magistrats ont déjà énormément à faire ». En oubliant l’une des leçons majeures de #balancetonporc : le phénomène touche tous les milieux.
Cécile Goldet ne disait pas autre chose en mai 1980 devant le Sénat. Aujourd’hui, l’ancienne parlementaire a 103 ans, elle vit toujours à Paris, dans son appartement du 19e arrondissement. Elle est abonnée au Monde et dit le lire tous les jours. Peut-être en plongeant dans les articles sur Weinstein a-t-elle songé, comme elle le clamait il y a trente-sept ans devant les sénateurs, que « les femmes sont victimes d’actes inqualifiables, [que] le fait nouveau n’est pas qu’elles le soient davantage, plus souvent » ; [que] le fait nouveau est qu’elles ne l’acceptent plus ». Exactement ce que clament aujourd’hui toutes celles qui écrivent #metoo.
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