Les technologies numériques étendent, de fait, la capacité de contrôler les salariés. Il est indispensable d’en légitimer l’usage pour en faire un levier de management,expliquent les économistes Ludivine Martin et Angela Sutan, dans une chronique au « Monde ».
LE MONDE ECONOMIE | | Par Ludivine Martin (Chercheuse en économie du travail à l’Institut de recherche socio-économique de Luxembourg) et Angela Sutan (Professeure en économ...
Cela sonne comme une évidence : l’essor du numérique a transformé et transforme nos sociétés, et en particulier les organisations. Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer une entreprise performante qui ne ferait pas usage des outils numériques.
Mais au-delà d’être un facteur de cette performance, on le sait, le numérique est aussi un moyen de contrôle des collaborateurs. S’il peut effectivement faciliter les processus, il permet aussi d’éviter, par exemple, des comportements malhonnêtes au travail. Des comportements en apparence sans importance, comme passer son temps au travail sur Internet, font partie des actes malhonnêtes qui nuisent à la performance.
Une des théories fondatrices du management, la théorie de l’agence, stipule qu’une surveillance constante des employés les incite à plus d’effort et conduit à une augmentation de leur productivité, puisqu’ils cherchent à éviter une sanction : cet effet est connu sous le nom d’« effet disciplinant ».
L’« effet d’éviction »
Cependant, la décision de contrôler ses employés réduit aussi leur volonté d’agir dans l’intérêt de l’entreprise s’ils perçoivent un signal de méfiance. Ils répondent en réduisant leur effort : c’est l’« effet d’éviction ».
Les entreprises ont actuellement accès à de nouvelles formes de surveillance : les technologies de type ERP (enterprise resource planning), par exemple, ont modifié la comptabilisation de la performance. Mais bien que ce n’ait pas été son usage initialement recherché, cet outil sert aussi à surveiller : il fournit une transparence accrue du processus de travail et une disponibilité instantanée des indicateurs de performance.
Nous avons réalisé une expérience pour comparer surveillance informatique et surveillance classique, afin d’analyser les impacts d’une surveillance constante, continue et parfaite, telle qu’elle est aujourd’hui permise par les technologies de l’information imbriquées dans les logiciels utilisés par les employés, par comparaison avec une surveillance imparfaite et probabiliste – par laquelle le manageur peut seulement vérifier a posteriori la production (« Surveillance par les technologies de l’information : une expérience d’effort réel », par Brice Corgnet, Ludivine Martin, Peguy Ndodjang, Angela Sutan, Revue économique, n° 5, 2017 ; « Projet Twain : “Technology use at work and innovative work practices : Assessing the impact on work environment, employees’ motivations and effort” », Ludivine Martin, Fonds national de recherche du Luxembourg, 2012- 2016).
Sanctionner ou récompenser
L’idée était d’observer d’une part les comportements des employés sur le lieu de travail et les « tricheries » leur permettant de manipuler le système d’évaluation, d’autre part le comportement des manageurs en matière de surveillance et d’évaluation.
Nous avons constaté que, par rapport à la surveillance classique, la surveillance informatique implique bien un « effet disciplinant » plus fort, mais qui n’apparaît que lorsque les employés perçoivent la sanction (par exemple si leur rémunération est influencée par la production).
Ce système de surveillance informatique est également efficace pour réduire l’usage excessif d’Internet à des fins personnelles sur le lieu de travail, mais là encore quand il est associé à ce type de rémunération dite « à la productivité ».
La solution optimale réside dans un équilibre (fragile) entre « surveillance » et « légitimité perçue »
En revanche, l’effet d’éviction est également renforcé. Inversement, quand la surveillance informatique reste invisible et que ses effets sont non perçus, ces deux effets se trouvent amoindris, puisque les employés perçoivent moins la menace d’une sanction.
La surveillance informatique, en facilitant l’accès à l’information précise sur les comportements contre-productifs des employés, est utile au manageur pour l’aider à sanctionner ces derniers, en particulier en cas de tricherie, mais aussi pour les récompenser le cas échéant.
Possibles effets négatifs
Même si la surveillance est coûteuse, en particulier en temps, car elle se fait au prix d’une grande quantité de données recueillies qui doivent être analysées, les outils de surveillance informatique ne sont globalement pas préjudiciables à la performance des manageurs.
Si nos résultats confirment donc l’intérêt de ces outils de surveillance pour les entreprises, ils tirent néanmoins la sonnette d’alarme en montrant que les manageurs doivent être formés à l’analyse des données qu’ils sont susceptibles de recueillir de cette manière. Les entreprises doivent également s’assurer que les employés intègrent la possibilité d’être surveillés à tout moment afin de renforcer l’effet « disciplinant », mais aussi qu’ils ne perçoivent pas cette surveillance informatique comme une limitation de liberté mais bien comme légitime, sous peine de renforcer l’« effet d’éviction ».
La mise en place de cette surveillance peut en effet avoir des effets négatifs, comme par exemple une réduction de la propension à coopérer. Dans ce cas, le déploiement de ressources numériques de surveillance (et le temps passé par le manageur à exploiter celles-ci) est tout simplement un gaspillage de ressources.
La solution optimale réside dans un équilibre (fragile) entre « surveillance » et « légitimité perçue » : les employés n’accepteront une surveillance continue que si les enseignements et les jugements qu’en tirent le manageur sont perçus comme légitimes. C’est pourquoi les chantiers d’articulation entre le travail et le numérique dans les entreprises ne devront pas oublier de former les manageurs au bon usage de ces outils.
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