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lundi 9 octobre 2017

Les adolescents face au diktat de la minceur

Depuis début octobre, les retouches apportées sur les corps des mannequins dans les publicités doivent être mentionnées. Une mesure symbolique au regard de l’ampleur du phénomène.


LE MONDE  | Par 

Tout a commencé parce qu’au début des vacances d’été, Niven, 16 ans, se trouvait trop grosse. « Je pesais 52 kg pour 1,47 m, se souvient la jeune fille, qui témoigne sous pseudonyme. Partout dans la rue, il y a des images de filles minces. Je les enviais beaucoup. Je voulais leur ressembler. Je me regardais dans la glace et je me trouvais immonde. » Elle est allée sur des blogs « pro ana » (raccourci de pro anorexia) qui l’ont « motivée », et a perdu 7 kg en trois semaines.

Elle notait tout ce qu’elle mangeait, un morceau de pastèque, un petit bout d’omelette, avec les calories correspondantes. D’abord 700 par jour, puis 300, puis 47, puis 0 calorie, atteints en compensant le peu qu’elle avalait par des séances de sport. Un soir, elle a eu de la fièvre. C’est ce qui l’a sauvée. Le lendemain, la lycéenne commençait des recherches pour apprendre à maîtriser son poids en mangeant normalement. « J’ai frôlé la catastrophe, conclut-elle. Je ne regarde plus les images de filles très minces. Il suffit de pas grand-chose pour basculer. »

C’est pour lutter contre des comportements comparables que, depuis début octobre, la mention « photo retouchée » est obligatoire sur les publicités montrant des mannequins dont la silhouette a été affinée ou épaissie. La mesure s’ajoute à la tentative de limiter la maigreur des modèles, qui doivent depuis mai produire des certificats médicaux attestant de leur bonne santé. Il s’agit à la fois de les protéger et d’endiguer la prolifération d’images du corps potentiellement dangereuses.


« Tout le temps connectées »


Cuisses épaisses comme des allumettes, épaules osseuses, visages creusés : en dehors de quelques exceptions, la mode est en effet aux formes très minces, voire squelettiques. Les femmes filiformes peuplent les magazines, mais abondent aussi sur Internet. Pas seulement sur les blogs « pro ana » – dont les sociologues Paola Tubaro (CNRS) et Antonio Casili (Télécom ParisTech et EHESS) ont montré qu’ils pouvaient aussi constituer des lieux d’entraide pour les personnes atteintes de troubles du comportement alimentaire (TCA), souvent très isolées. Sur les réseaux sociaux Twitter et Instagram, un défi minceur chasse l’autre : « A4 challenge » (la taille ne doit pas dépasser la largeur de la feuille), « Iphone 6 challenge » (même principe pour les genoux), « ribcage bragging » (mise en avant des côtes saillantes), « objectif 40 kg », etc.

« Les jeunes filles anorexiques sont obsédées par le contrôle de leur corps et du regard des autres, analyse Xavier Pommereau, chef du pôle aquitain de l’adolescent au CHU de Bordeaux. Elles ont besoin d’exhiber leurs formes. » Ces images sont publiées par des anonymes, mais aussi par des célébrités, et peuvent donc atteindre des millions de personnes. « Les jeunes patientes sont tout le temps connectées, observe la psychologue spécialisée Pascale Zrihen. C’est addictif. Elles voient les commentaires, les like sous les images de défis réussis. Cela majore les obsessions corporelles de jeunes filles qui se cherchent. »

« Toutes ces femmes sont en situation de maigreur. Elles ne sont pas en bonne santé, commente Nathalie Godart, pédopsychiatre à l’Institut mutualiste Montsouris, en faisant défiler sur son téléphone portable des publicités de vente de vêtements en ligne. Il y a un tel écart entre ces images et la réalité physiologique de notre corps et de ses besoins que cela met forcément nos adolescents en danger s’ils veulent y correspondre. »


Les jeunes garçons désormais concernés


Or des enquêtes récentes indiquent des changements dans les comportements. En décembre, une étude menée auprès de 7 000 collégiens représentatifs des jeunes âgés de 11 à 15 ans montrait que 35 % des filles de corpulence normale se trouvaient « un peu ou beaucoup trop grosses ». Un quart disait « avoir besoin de perdre du poids » et 13,2 % étaient au régime. Publiée en juin 2017, l’étude Esteban sur la corpulence des Français montre une augmentation de la maigreur très significative chez les jeunes filles de 11-14 ans, chez qui elle est passée de 4,3 % en 2006 à 19,6 % en 2015.

Les spécialistes ressentent ces tendances. « L’idéal des adolescentes d’aujourd’hui, c’est d’entrer dans un jean slim taille 34 ou 36 », confirme Xavier Pommereau. Les jeunes garçons, jusqu’à présent moins concernés par les diktats liés à l’apparence, commencent également à pratiquer des restrictions alimentaires. « Leur objectif est un peu différent, commente Pascale Zrihen. Ils ont un idéal de puissance et visent un corps musclé, sans graisse. » Des femmes plus âgées, de 40 à 60 ans, sont également concernées, selon cette praticienne.

L’impact du culte contemporain de la minceur sur les individus est « une évidence », selon la philosophe Mathilde Chevalier-Pruvo. « On juge bien ce qui est conforme aux normes auxquelles on est exposés, analyse cette spécialiste de l’anorexie. Le corps est un facteur d’inclusion sociale, ce par quoi vous allez ou non être accepté et faire partie du groupe de ceux qui font les règles, et non qui les subissent. Avoir un corps très mince et musclé est un signe d’activité, de performance, des valeurs jugées positivement aujourd’hui, par opposition au corps mou, associé à la passivité. »

Une réalité expérimentée par Sophie (prénom modifié), une jeune femme de 24 ans, ancienne anorexique. « A la suite d’un problème de santé à l’âge de 16 ans, j’ai perdu 10 kg, raconte-t-elle. Avant, je ne m’étais jamais préoccupée de mon poids. Et là… bizarrement, beaucoup de compliments, beaucoup plus d’amis, beaucoup plus de sourires. Je voyais que ce changement involontaire avait un sacré impact dans ma vie. Du coup, il fallait à tout prix que je puisse rester comme ça, voire maigrir davantage. Je suis tombée dans un engrenage. » Jusqu’à peser 44 kg pour 1,70 m.


Portée limitée


Sommes-nous pour autant à la veille d’une épidémie d’anorexie ? Les spécialistes sont prudents. Cette maladie grave, qui concerne de 1 % à 2 % de la population, ne « s’attrape » pas en regardant un défilé de mode ou un compte Instagram. Pour qu’elle se développe, il faut un terrain vulnérable : faible estime de soi, prédisposition génétique, difficultés relationnelles et familiales, abus sexuel, perfectionnisme exacerbé… Les restrictions alimentaires sont souvent un facteur déclencheur, mais pas sa cause.

« Il ne faut pas confondre volonté d’être mince et développement d’un trouble du comportement alimentaire, renchérit Xavier Pommereau. La pathologie est présente quand les restrictions deviennent obsédantes. » Nathalie Godard met cependant en garde. « La mésestime de soi induite par le sentiment d’être trop gros, pas performant, met en jeu l’équilibre psychologique, affirme la pédopsychiatre. Elle peut entraîner des comportements nocifs, même sans développer une anorexie mentale. Les restrictions alimentaires lorsqu’on est en phase de croissance, c’est dangereux. »

La mention « photo retouchée » changera-t-elle la donne ? « Cela a le mérite de poser des limites et de rappeler la norme, qui n’est pas la maigreur », se félicite la psychothérapeute spécialiste des troubles du comportement alimentaire (TCA), Sophie Ducceschi, directrice de l’association Pleine parole. Sa portée reste limitée : elle ne concerne pas les productions éditoriales (donc les séries de mode des magazines), ni les sites Internet. Et le public pourrait vite s’y habituer et l’oublier. Les spécialistes des TCA en attendent tout de même une impulsion. « Il est bon qu’une société réfléchisse à l’influence des images et aux souffrances qu’elles peuvent générer, analyse Mathilde Chevalier-Pruvo. L’enjeu, c’est de libérer les corps de ce formatage, de réhabiliter la singularité. »

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