En cinq ans, les laboratoires pharmaceutiques ont versé plus de 600 millions d’euros aux professionnels de santé.
LE MONDE | | Par Maxime Ferrer et Chloé Hecketsweiler
« Il n’y en a pas beaucoup qui m’échappent, ou plutôt, il y en a peu à qui j’échappe ! », plaisante le professeur Michel Marre, en égrenant la liste des laboratoires pharmaceutiques avec lesquels il travaille. Depuis 2012, ce spécialiste du diabète à l’hôpital Bichat, à Paris, a perçu des rémunérations de MSD, Sanofi, Lilly, Novo Nordisk, AstraZeneca ou encore Servier.
Tous commercialisent et développent des molécules pour soigner les diabétiques et font appel à son expertise pour différentes missions : études cliniques, interventions lors de conférences, conseils scientifiques… En 2016, ces activités lui ont rapporté environ 30 000 euros. « Quand on me demande mon avis, cela a de la valeur. Tout est déclaré à l’administration de l’hôpital, et chaque contrat est soumis à autorisation », précise le médecin.
Ces liens d’intérêt, loin d’être l’exception, sont la règle. Jusque-là, le détail de ces arrangements financiers était un secret bien gardé, mais le grand public y a désormais accès grâce à une base de données mise en ligne par le ministère de la santé, fin août. Elle est le résultat d’un ensemble de lois, décrets et ordonnances entrés en vigueur entre mai 2013 et décembre 2016, connu sous le nom de « Sunshine Act ». Ce fichier téléchargeable de près de 10 millions de lignes donne pour la première fois un aperçu des sommes injectées par les industriels dans le système de santé.
On y trouve le montant des « cadeaux » offerts depuis 2012 par les laboratoires aux professionnels de santé (repas, billets d’avion, nuits d’hôtel, inscriptions à des congrès) et une partie des rémunérations qu’ils ont perçues (leur déclaration n’est obligatoire que depuis le début de l’année).
Au total, selon nos calculs, 619 millions d’euros ont été déclarés par les laboratoires pharmaceutiques et les fabricants de dispositifs médicaux. Sur cette période, les laboratoires les plus « généreux » ont été Novartis (34 millions d’euros), MSD (30 millions), AstraZeneca (20 millions), Roche (19 millions), Bayer (18 millions) et Sanofi (15 millions).
Mode de financement « parallèle »
Cet argent se retrouve dans toutes les caisses : celles des hôpitaux, des médecins de ville, des pharmacies, des sociétés savantes et des associations de patients. Mais de nombreux médecins hésitent encore à en parler, bien que leur nom et leur rémunération soient désormais publics. Quelques-uns ont accepté de nous éclairer sur ce mode de financement « parallèle ».
« On ne pourrait pas faire sans, résume le professeur Alain Cantagrel, rhumatologue au CHU de Toulouse. A l’hôpital, on nous demande toujours de faire plus avec moins. Il y a des endroits où on comble les déficits hospitaliers avec cet argent ! » Dans son service, les sommes versées par les industriels pour des essais cliniques ont notamment servi à acheter des ordinateurs et un échographe. « Aux Etats-Unis, on n’hésite pas à afficher en grand le nom du laboratoire qui a financé la nouvelle aile de l’hôpital. Il faudra bien y venir en France ! », juge le médecin.
Les rémunérations que lui ont versées Pfizer, MSD ou Roche représentent pour lui un complément de revenu de l’ordre de 25 000 à 30 000 euros par an. « Cela nous permet d’avoir une motivation pour rester à l’hôpital et de se maintenir au fait de ce qu’il y a de nouveau dans notre domaine », justifie-t-il.
Incontournables pour les cliniciens, les réunions scientifiques ne tourneraient pas non plus sans le soutien financier des laboratoires. Très investie dans la lutte contre le VIH, la professeure Christine Katlama, qui exerce à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, participe à de nombreuses conférences partout dans le monde. Ainsi, l’an passé, elle était en Chine pour une série de conférences dans plusieurs villes et, à la fin du mois, elle se rendra à San Francisco.
Ces voyages ont été payés respectivement par MSD et Gilead. « C’est important pour rester dans le coup. Et tout le monde est bien content qu’on soit présent dans les grandes réunions internationales », souligne-t-elle. Ses interventions sont rémunérées de 100 à 200 euros de l’heure et sa participation à un comité scientifique, entre 1 000 et 1 500 euros.
« Il ne faut pas diaboliser les labos. On a zéro ressources et on passe beaucoup de temps à chercher des sous pour financer nos projets », ajoute-t-elle, citant une longue liste de réunions, études et formations pour lesquelles le parrainage des laboratoires est indispensable. « Quand j’organise un meeting pour les patients dans l’amphithéâtre de l’université, je dois bien trouver quelque part les 500 euros pour le louer ! », insiste la professeure.
« Liens multiples »
Ses principaux sponsors sont les fabricants d’antirétroviraux et de molécules contre l’hépatite C : Gilead, MSD, ViiV, Janssen. « Ces liens multiples sont un gage d’indépendance. Nous ne sommes pas des représentants », assure-t-elle, tout en reconnaissant qu’ils capitalisent sur son nom et sa notoriété pour polir leur image.
Les « key opinion leaders », comme on les appelle dans le jargon, ne se trouvent pas que dans les hôpitaux. Dans chaque spécialité, les laboratoires font appel à des médecins reconnus pour « éduquer » leurs confrères. C’est le cas du docteur François Devin, à Marseille. Chirurgien spécialisé dans les maladies de la rétine, il intervient une à deux fois par mois dans des réunions destinées aux ophtalmologues, sponsorisées par Novartis.
Ce laboratoire commercialise le Lucentis, un médicament indiqué dans le traitement de la DMLA, une maladie de l’œil liée à l’âge. « Les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances, car la molécule est mal utilisée, explique le clinicien. Les industriels n’ont pas de patients, ils auront donc toujours des liens avec les médecins pour faire de la recherche et comprendre comment marchent leurs médicaments dans la vie réelle. »
Dans le domaine de la cardiologie, le docteur Michel Farnier est, lui aussi, un expert reconnu. Il intervient souvent à la demande de Sanofi et d’Amgen pour parler d’une nouvelle classe d’anticholestérol – les « anti-PCSK9 », dans le langage scientifique. Commercialisées sous les noms de Praluent et de Repatha, ces molécules ne sont pas remboursées en France, la Haute Autorité de santé ayant estimé que leur « intérêt clinique » était « insuffisant ».
A la demande des deux laboratoires, il enchaîne les interventions sur le sujet : jusqu’au 14 octobre à Poitiers, à partir du 19 octobre à Lille et à partir du 11 novembre en Californie. La base indique qu’il a perçu en 2016 un peu plus de 22 000 euros en « avantages » et 31 000 euros en rémunération. « Je n’ai jamais regardé cette base, avoue Michel Farnier. C’est un grand fourre-tout : cela porte le nom de transparence, mais je ne pense pas que ça le soit beaucoup. »
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