LE MONDE | | Par Emmanuel Hirsch (Professeur d'éthique médicale, université Paris-Sud-Paris-Saclay)
Ces derniers mois, cinq infirmiers se sont suicidés. Pour certains sur leur lieu de travail. De tels drames humains sont révélateurs des conséquences d’évolutions qui ont bouleversé les pratiques du soin à travers des décisions essentiellement d’ordre gestionnaire. Les valeurs constitutives de missions exceptionnelles assumées au service du bien commun sont bafouées par des procédures trop souvent contestables.
L’hommage qu’il convient de rendre à ces cinq professionnels de santé ne saurait se satisfaire de propos compassionnels. Il relève désormais d’une attention politique. La prévention de la « maltraitance institutionnelle » constitue une approche insuffisante et palliative, alors qu’il importe désormais de mener une concertation susceptible de réhabiliter et de respecter les fondements de l’engagement soignant.
Dogme de l’efficience
La technicité du soin et des missions d’accompagnement semble dans bien des circonstances primer sur leur humanité. La disponibilité à l’égard des personnes est reniée au bénéfice du temps consacré à la mise en œuvre des procédures et des protocoles, dans un contexte où, trop souvent, le rationnement entrave les capacités d’intervention. Cela au motif d’une exigence de rationalité dans l’organisation des fonctions et d’une adaptabilité des compétences à des métiers et à des savoirs qui perdent ainsi à la fois leurs identités et leurs motivations humaines.
Au nom du dogme de l’efficience souvent sollicité pour cautionner des renoncements, les réorganisations, restructurations, redéploiements et autres modalités du management de terrain s’acharnent à redistribuer, répartir, ventiler de manière indifférenciée des intervenants professionnels mis en cause dans leurs valeurs propres, leurs aptitudes, leurs qualifications. Ils ont le sentiment d’une disqualification, et, pour certains d’entre eux, d’être les victimes expiatoires d’un contentieux dont ils ne maîtrisent pas les intrigues.
Ce reniement de ce qu’ils sont dans leur dignité professionnelle est éprouvé de manière d’autant plus injuste que, depuis des années, les évolutions rendues possibles par des professionnels motivés ont elles-mêmes fait évoluer les pratiques afin de parvenir à l’optimalisation des moyens.
Obsession du quantitatif et du performatif
L’autonomie des professionnels, l’appropriation concertée des décisions, la vie en équipe au sein de services attentifs aux valeurs portées par un projet partagé, sont au mieux négligées et trop souvent bafouées, voire annihilées, sacrifiées dans cette entreprise de remembrement. Le discours managérial est repris comme un mantra qui pénètre l’espace des pratiques, façonne des modes de pensée, altère la pertinence des actes, ramène les enjeux à l’obsession du quantitatif et du performatif, au point d’en paraître parfois caricatural ou alors tragique.
A cet égard la dénomination de certaines fonctions dites innovantes comme celles de « gestionnaire de lits », « gestionnaire de cas » ou « gestionnaire de soins », s’avère aussi révélatrice de logiques, de mentalités et de conduites professionnelles d’un autre genre. Comme si le systématisme organisationnel incarnait en soi une vertu et générait les solutions adaptées dans un contexte où la relation interindividuelle, l’interdépendance ou tout simplement le principe de confiance avaient jusqu’à présent une évidente fonction de cohésion et de motivation.
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Au moment où nombre d’efforts sont concentrés sur l’objectif de réduire les pratiques maltraitantes dans le champ du soin, ne serait-il pas paradoxal de refuser la moindre bienveillance précisément à ceux qui ont mission de l’incarner et de la mettre en œuvre auprès des personnes malades qui se confient à eux ? Il n’aura jamais été autant question dans le discours politique de « care », de sollicitude, de compassion, de souci témoigné à l’autre, au moment précisément où cette exigence éthique se trouve chaque jour davantage contestée par des décisions structurelles qui fragilisent des pratiques mises en cause dans leur identité et leurs missions sociales.
Univers complexe
L’exemplarité a été pendant longtemps constitutive de la culture du soin, pour beaucoup acquise à travers un compagnonnage propice à la transmission de repères, de sensibilités, de savoirs, de conduites et de bonnes pratiques. L’immersion dans un univers complexe, avec ses codes et ses rites, justifie de disposer de références et d’acquis incontestables en termes de légitimité et de compétence.
Les bouleversements cumulés intervenus dans les activités et les modes d’organisation affectent les modèles jusqu’alors reconnus, y compris au sein de la communauté médicale. Ils fragilisent les structures, évident de leur signification les idéaux forgés à l’épreuve de l’expérience pour vivre ensemble un projet porteur de cohésion et de fierté.
Ne conviendrait-il pas dès lors de situer au rang des priorités politiques, des préoccupations de la cité, l’urgence de repenser ensemble les valeurs et la dignité du soin, contestées et bafoués en ce qu’elles incarnent de nos principes d’humanité ?
Les gestes et les prévenances relevant d’une démarche de soin peuvent être compris comme un engagement d’ordre moral, parti pris d’une présence bienveillante opposée aux tentations de l’indifférence et de l’abandon. C’est pourquoi il est important d’y consacrer une vigilance politique, cela d’autant que le quotidien de l’engagement est fait de confrontations constantes à des interrogations profondes qui sollicitent certes les réflexions, mais tout autant des arbitrages politiques. Il est indispensable que puisse se développer une authentique concertation publique, sous forme d’échanges animés dans les lieux mêmes du soin, qui permette à notre société de comprendre ce qui se joue de vital dans la relation de soin.
Emmanuel Hirsch vient de publier Le Soin, une valeur de la République (Les Belles Lettres, 224 pages,).
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