par Sabrina Champenois publié le 29 mars 2024
Suspendu au mur, portrait au crayon qui a appartenu à Françoise Dolto, le patron Sigmund F. darde son regard perforant. Bah, même pas peur. Hormis la statue du commandeur, tout est doux voire doudou dans le cabinet en rez-de-chaussée du XVIe arrondissement parisien. «Si vous y étiez, vous sentiriez tout de suite l’ambiance chaleureuse aux lueurs jaunes et orangées», décrit Juan-David Nasio dans son dernier livre, le trente-cinquième. Tout de même, on ajouterait «baroque». Il y a pétarade de couleurs : saumon, rose, mauve, vert, bleu, rouge, brun. Des fleurs aussi, un peu partout jusqu’en motifs de rideaux. Et des tableaux chamarrés. Et des pense-bêtes où sont notés des noms et des numéros de téléphone, d’une écriture charnue. Et des babioles. Et des cartes de remerciements. Et des catalogues d’exposition de peinture. Et des livres et figurines pour enfants. Et plein de stylos, de feutres… Seul le divan, massif, en bois foncé, est sentencieux. Mais une fois qu’on y a posé manteau, sac et parapluie, il vire au canapé lambda. Juan-David Nasio laisse faire, pas du genre à sacraliser le meuble qui symbolise sa profession. «A tort, écrit-il d’ailleurs. […] Il m’est même arrivé de faire une séance en marchant avec mon patient le long du quai de la Seine parce qu’il était impossible ce jour-là de se parler à cause du bruit assourdissant d’un marteau-piqueur qui terrassait le trottoir devant ma fenêtre.»
Il n’a pas non plus la gueule de l’emploi, 81 ans souriants, cheveux noir de jais, tiré à quatre épingles. On pointe d’emblée sa chromophilie, il explique : «Ça me fait du bien. Regardez, même la cravate [marine et rose, ndlr] ! Et les boutons de manchette [rose nacré]… Je prépare mes vêtements tous les soirs, pour le lendemain matin. Toujours costume, toujours cravate. Je le fais parce que je me sens alors fort. Bien habillé, j’attaque la journée plein d’élan.» Il parie qu’on n’en reviendrait pas, de sa penderie. «Ma femme dit que c’est pire que son armoire !» La névrose prend souvent racine dans l’enfance, CQFD : «C’est-à-dire que mon grand-père était tailleur pour hommes, et lui-même s’habillait très bien.»
On a découvert Juan-David Nasio par la radio, dans une émission lancée fin 2022, taillée sur mesure : l’Inconscient, diffusée le dimanche après-midi sur France Inter. A partir de cas de patients, il évoquait des problématiques (dépression, anorexie, phobie, névrose…) en détaillant son approche psychanalytique. Depuis, l’offre s’est élargie à trois autres voix : la pédopsychiatre Caroline Eliacheff, la professeure de psychopathologie Laurie Laufer et Clotilde Leguil, philosophe et membre de l’Ecole de la cause freudienne. Lui, a l’intonation à la fois douce et forte, pédago et docte, on perçoit autant la volonté de capter l’auditoire que ses cinquante-neuf années d’expérience : «J’ai dû voir environ 10 000 personnes si on compte mes années à l’hôpital.» Au cours de l’interview, il dira quatre fois notre nom, comme un aiguillon de proximité. On fait le lien avec ses livres, qui évoquent les cures comme des collaborations. «Absolument. D’ailleurs je serre la main de mes patients. Je sais qu’aujourd’hui les médecins sont plus ordinateurs que corps, moi non.» Son mantra est «la triple empathie» : «Sentir ce que le patient est au présent, sentir ce qu’il a ressenti avant et qu’il a oublié ou qu’il ne sait pas qu’il sent, et sentir ce que ressent la personne la plus proche de lui, que je ne connais pas.»
Chaleureux, proche du patient, dans le dialogue : Nasio est dans la forme l’antithèse de Lacan qui a pourtant été décisif dans sa trajectoire. A la demande du maître, il a corrigé la traduction en espagnol des fameux Ecrits, Lacan a ensuite été son superviseur et l’a même invité à donner une leçon dans le cadre de son séminaire, rue Soufflot. Un honneur dont l’élu frémit encore : «Moi, petit Argentin, devant ces 800 personnes, des psychanalystes, mais aussi des poètes, des linguistes, des mathématiciens, des artistes, des écrivains, des philosophes… Vous imaginez la scène !» Mais Nasio se réclame aussi bien de «l’extraordinaire» Dolto et il élargit encore le spectre de ses influences : «Avant, en Argentine, j’ai bénéficié de maîtres formidables. Je suis arrivé ici très bien formé, en clinique, en psychiatrie, en psychanalyse, en culture.»
Juan-David Nasio dit que non, ses patients (qui paient la séance entre «50, 80 euros et le double», selon leurs moyens) ne l’interrogent pas sur son accent, pourtant bien présent. Peut-être n’est-il perçu que comme une autre couleur du personnage, dont il conforte le côté hybride. Sommité mais amical, psy mais gravure de mode, senior mais d’une ferveur juvénile. «Bien sûr que je prends toujours des patients, je travaille de 7 à 23 heures sauf le samedi, je suis passionné, je fais le plus beau métier du monde Sabrina Champenois !» Franco-Argentin depuis 1972, Nasio est arrivé de Buenos Aires trois ans plus tôt, aimanté par l’iconoclastie de Lacan et financé par une bourse de l’ambassade de France en Argentine. Il exerçait déjà, émule d’Hippocrate dès ses 22 ans : sa mère au foyer mais institutrice de formation lui a fait sauter deux classes, son père gastro-entérologue et auteur de traités scientifiques l’a toujours voulu médecin, l’a fait assister dès ses 11 ans à une opération du cerveau – oui, le gamin a tourné de l’œil. Ne pas y voir un formatage intensif, Nasio qui a un frère avocat et une sœur dans le prêt-à-porter, dit que ça lui allait et décrit un biotope «humaniste». Pourquoi avoir choisi la psychiatrie pour spécialité ? «Parce que, comme mon père, j’étais un militant de gauche. Et donc j’aimais beaucoup tout ce qui était sciences humaines, philosophie.»
Propulsé par Lacan, «le petit Argentin» originaire de Rosario comme Lionel Messi (et pas allergique au foot) est resté à Paris avec femme et enfants, deux filles et un garçon. Il écarte l’hypothèse du déracinement traumatique d’un «l’Argentine est ma source et la France ma sève», façon formule magique. La Légion d’honneur, révérée, pointe sur tous ses costumes. Les textes de ses conférences, écrits à la main comme ses livres, remplacent les e par des o, moyen mnémotechnique pour ne pas prononcer «é». Il collectionne les dictionnaires de français, de préférence anciens «car les citations sont d’auteurs que j’aime», parmi lesquels ne figurent pas «Nathalie Nothomb» ou «Nioubellecq». Plutôt relire ad libitum Maupassant, Gide, de la philosophie ou de la poésie. Ou voir une exposition de peinture, un ballet ou du flamenco. Il ne regarde pas les séries, n’a donc pas d’avis sur En thérapie. Quid de la tendance au conseil psy en cours sur les réseaux sociaux qui fait tiquer la confrérie ? «Je ne vais jamais sur les réseaux sociaux… De toute façon, je ne suis pas trop à critiquer ou à tiquer.» C’est nous qui sursautons, quand Juan-David Nasio répond tranquillement, alors qu’on suggère que la menace environnementale accroît logiquement le mal-être des jeunes : «Moi, je suis plutôt climatosceptique… L’histoire de l’humanité a traversé des catastrophes mille fois pires que celle d’aujourd’hui et je suis sûr que nous allons nous adapter comme on a toujours fait.» Etre un as de l’inconscient n’empêche pas l’inconscience, renverront d’aucuns.
1942 Naît à Rosario (Argentine).
1969 Arrive à Paris.
Septembre 2022 «L’Inconscient» sur France Inter.
Novembre 2023 Dix Histoires de vie, de souffrance et d’amour (Gallimard).
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