par Sylvain Venayre publié le 27 mars 2024
Albin Le Gouallec naît dans l’arrière-pays de Lorient, le 3 décembre 1839. Il grandit dans la ferme de ses parents, en compagnie de ses trois sœurs. Bientôt, apparaissent des symptômes bizarres. Il court, il coupe des arbres, il se déshabille. Pour revenir de la grand-messe, le dimanche, il ne suit pas la route ordinaire, met ses sabots sous un bras, son chapeau sous l’autre et marche seul au milieu de l’hiver. Parfois, il va pêcher avec un râteau. Peut-être tout cela provient-il du trop grand effort qu’il aurait fait, un jour, pour soulever une pierre sur la lande de Kerquiton.
Les véritables complications commencent vers 1870. Désormais, Albin se met nu et parcourt la campagne, ravage les récoltes, casse les carreaux de la chapelle des fleurs – peut-être même agresse-t-il la fille du meunier. Ses projets de mariage sont mis en échec, ce qui aggrave sans doute les choses. Il fait honte à ses parents, qui lui reprochent par ailleurs de ne pas faire sa part de travail, alors même qu’ils ont consenti pour lui d’importants efforts financiers, notamment en payant pour le faire remplacer au service militaire, comme c’était possible à l’époque. Albin, lui, ne voit pas les choses comme ça : «Ils m’en voulaient parce que je savais un peu lire, et s’ils avaient appris, ils en auraient su autant que moi.»
«Ils m’ont amené de force dans l’écurie»
Puis, tout bascule. C’est Albin qui raconte : «Un jour Le Sec et Jean Marie Guillemot forgeron sont venus me prendre dans le grenier, ils sont venus plusieurs fois, j’ai fait des difficultés, je n’ai pas voulu, ils m’ont amené de force dans l’écurie, et puis ils ont dit : c’est ici qu’il va être attaché, je leur ai dit je n’ai pas fait de mal, je me suis défendu, ils m’ont attaché la corde que voilà au pied gauche avec une chaîne, l’autre bout a été attaché à la poutre, mais c’était tellement court que quand je me mettais debout je ne pouvais poser à terre le pied enchaîné. Plus tard, ils ont allongé la chaîne et j’ai pu me tenir debout ou changer un peu de place. J’ai été couché sur du fumier, très rarement on m’a donné de la paille broyée et de la fougère sèche, je faisais mes nécessités où j’étais attaché, sous moi, il le fallait bien, la litière que l’on me donnait était tellement mauvaise qu’elle ne durait pas.» Les habitants des environs sont au courant. Quelques-uns poussent même la porte de l’écurie pour le visiter. A l’époque du pardon des fleurs, on l’habille et certains viennent le voir. Enfin, Albin a 33 ans quand on le sort de l’écurie pour le transporter à l’hospice de Léhon, où Anatole Le Bras suppose qu’il a fini ses jours.
Les archives dépouillées par l’historien sont pleines de ce genre de récits de vie, qui donnent à voir comment la folie était décelée, comprise et traitée au XIXe siècle : comment on décidait d’interner les fous, ce qu’en pensaient les familles, comment ils vivaient à l’asile, comment – éventuellement – ils en sortaient.
Questions insolites
On aurait pu penser que, sur l’histoire de la folie au XIXe siècle, tout avait été dit, tant le sujet a passionné les historiens, dans le sillage des travaux de Michel Foucault. Eh bien non : il restait – au moins – une entrée encore peu visitée : celle des malades eux-mêmes. On connaissait l’importance de la loi de 1838, par laquelle fut consacrée une institution née au tournant des XVIIIe et XIXe siècles : l’asile d’aliénés moderne, «lieu d’isolement des malades mentaux et cadre du “traitement moral” théorisé par Philippe Pinel». A partir de 1838, chaque département était tenu d’en entretenir un. Au lendemain du vote de la loi, on comptait environ 10 000 internés en France ; en 1914, ils étaient plus de 70 000. Les historiens n’avaient pas encore pris en compte la sociologie de ces internés.
En multipliant les études de cas sur deux départements très différents – le Finistère et la Seine –, Anatole Le Bras donne à lire cette histoire sociale de la folie qui est aussi, à bien des égards, tant les proches interviennent à chaque étape du «traitement», une histoire de la famille. Il pose des questions insolites. Comment se fait-il, par exemple, qu’à une époque où il était admis que les femmes étaient davantage «sujettes à être diagnostiquées d’un trouble psychique à un moment de leur vie», les hommes étaient plus souvent internés à l’asile ? Le Bras apporte des réponses dans un beau travail sur ce que l’historien nomme, à côté de la condition ouvrière, de la condition noire ou de la condition handicapée, «la condition aliénée».
Anatole Le Bras, Aliénés. Une histoire sociale de la folie au XIXe siècle. CNRS Editions, 393 pp.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire